Anne Marie Rognon
Dossier mis à jour — 03/05/2022

Textes

Fausse piste

Par Camille Fallen, 2020

Anne Marie Rognon ou le quotidien extraordinaire

Par Clémentine Paré, 2018

La partie continue

Par Frédéric Emprou, 2008

Elle a raison Rognon (AM)

Par Jean-Paul Fargier, 2001
Publié aux éditions du CAP-Centre d'arts plastiques de Saint-Fons

La peinture envahit le réel. Pus rien ne l'arrête. Aucun angle, bord, cadre, tuyau, escalier, aucune dénivellation ne peut enrayer sa progression prolifique. Elle s'empare de tout, elle s'infiltre partout, elle recouvre tout, elle proclame l'état d'expansion permanente. L'insurrection est à nos portes. Rognon est son porte drapeau.

Tout a commencé peut-être quand la peinture s'est avisée qu'elle pouvait monter un escalier. Cet escalier même qu'un nu célèbre avait descendu et continue à descendre pour l'éternité. Le Nu descendant un escalier (1912) de Marcel Duchamp. Ce tableau qui décompose le mouvement d'un corps et superpose les différentes phases de ce mouvement fut considéré par son auteur comme le dernier tableau possible. Après cela tout tableau devenait un retard (c'est le mot que Duchamp conseillait d'employer pour parler d'œuvre peinte). Un retard sur quoi ? Sur la révolution qu'il avait opéré en proclamant l'objet roi : une roue de bicyclette sur un tabouret (1912) Un objet trouvé sur un socle de fortune (« Ceci est mon œuvre » comme un autre a dit : « Ceci est mon corps ») et voilà peinture et sculpture foutues pour un siècle entier (au moins). Un coup génial et, semble-t-il, irréversible. Après Duchamp, peindre, sculpter ne va plus de soi. Continuer à se livrer à ces actes artistiques comme si de rien n'était relève de l'inconscience ou de l'acharnement réactionnaire à perpétuer un ancien régime : une révolution a eu lieu, qui a étendu la création artistique jusqu'à l'élection par l'artiste de n'importe quoi posé sur un socle. Au XXème siècle toute peinture pour exister doit commencer par signaler qu'elle n'ignore pas l'interdit de Duchamp, et qu'elle le contourne, le retourne, le pulvérise. Ainsi Picasso, contemporain de Duchamp, colle-t-il quelques bribes de réel (journaux, manche de violon) dans ses tableaux et le tour est joué. Salut Marcel ! Chapeau, Pablo (Duchamp a consacré un texte élogieux à Picasso) ! Voilà pourquoi au XXème siècle, il y a si peu de peintres et de sculpteurs et tant d'installateurs, de readymadistes.

Pour un jeune artiste œuvrant à la charnière du XXème et du XXIème siècle, peindre est redevenu possible sans trop se poser de question. Il bénéficie des efforts de ses vaillants prédécesseurs qui ont réglé son compte à Duchamp. [...] La peinture revient en force dans les écoles où l'on enseigne les beaux–arts, dans les galeries et les musées.

Anne Marie Rognon arrive dans ce contexte de restauration. Elle enjambe Duchamp par un clin d'œil facétieux (Peinture montant un escalier) et adopte une position originale : la peinture sans fin. Le roll over illimité (le all over est une technique des peintres abstraits américains, Pollock en particulier, qui consistait à peindre sans tenir compte des limites de la toile, du cadre, en recouvrant toute la toile de peinture, en la débordant, en continuant à peindre au-delà, sur le mur, sur le sol, sans tenir compte de l'espace réservé à la peinture).

On lui donne un espace, un immeuble de plusieurs étages, une galerie de plusieurs pièces, un long mur... Elle en prend possession entièrement. En construisant une chaîne de figures, une chenille de plaques, de motifs, de découpes, de mini tableaux qui serpentent d'un bout à l'autre de l'espace accordé. Tout y passe : murs, plafonds, encoignures de fenêtres, rebords d'escaliers, boitiers électriques... C'est une ribambelle de tatouages tantôt très figuratifs (voitures, casseroles, habits, silhouettes humaines, échelles...). C'est très coloré, dessiné, naïf... On dirait un décor de théâtre pour une pièce dont nous serions les personnages, nous, visiteurs de ce décor qu'on dirait infini (inembrassable d'un seul regard en tout cas, et qu'il faut donc parcourir).

Un titre surgit : Toboggan pour le réel. C'est bien cela : nous ne sommes pas face mais dans un glissement sans fin. Car le réel n'a pas de fin.

Et puis tout à coup, une vidéo, deux vidéos, dans ce parcours de tableaux sans cadre. Bon sang mais c'est bien sûr ! La vidéo est la clé de la peinture sans fin. L'enregistrement continu du réel, c'est elle. Elle, en tant qu'instrument de la télévision, cet œil toujours ouvert sur le monde en direct. Mais elle, aussi, la vidéo, comme arme d'auto-défense contre cette omnipotence.

Sous le titre Tourner la carte, Anne Marie Rognon a réalisé une des plus implacables démonstrations de la toute-puissance de la télévision et simultanément de ses limites, mesurées par l'art. Le nez à la fenêtre, l'artiste enregistre ce qui se présente et s'exclame au fur et à mesure des apparitions... de passants, de voitures ; puis très vite, elle apostrophe les individus piégés par son objectif. Insensiblement elle passe aussi du présent (« l'univers me gratifie d'un rayon de soleil ») au futur (« celui qui va passer va faire l'aveugle ») : elle prédit ce qui va arriver. Et triomphe : « eh ! Je t'avais pas dit qu'il y aurait un aveugle ». Privilège du montage ajouté au direct. Supériorité de l'art vidéo sur la simple télé. On peut tout se permettre, quand on est un artiste : le réel et la fantaisie, la description et le commentaire, l'interprétation et le délire (« 'agis par l'abscisse et l'ordonnée du rideau »).

La virtuosité de ce texte émis en direct (ou c'est tout comme) sur des images chavirées, cadrées à la hache, avec une impertinence totale, projette sur la peinture d'Anne Marie Rognon le rayonnement d'une parole indispensable à la cohérence d'une vision du réel perçu comme confus. S'impose l'idée que cette peinture déroule un commentaire qui veut avoir raison de cette confusion. La chaîne ininterrompue de signes peints répète non le flux du réel tel que le débite la télévision à longueur de journée mais une suite d'éclairs cisaillant le brouillard d'un continuum opaque.

L'opération a lieu par changement d'échelle, effet de loupe ou de petits bouts de la lorgnette : les choses sont reproduites immenses ou minuscules. Jamais sur le même plan. Tantôt il faut prendre du recul, tantôt se rapprocher : on est mis en demeure de prendre position (idéologiquement) en cherchant sa place dans l'espace de l'exposition. C'est la taille de l'objet qui vous dicte la distance à laquelle il convient de l'apercevoir.

De même dans ses vidéos, la voix d'Anne Marie Rognon, rauque, moqueuse, est comparable à son usage du format (grand, petit) quand elle dessine, découpe, colorie.

Le regard critique qu'elle porte sur le monde actuel (« produisez, dormez, consommez » ainsi que l'ordonne la voix off d'Identités remarquables, autre vidéo froidement goguenarde) se manifeste de la même façon dans ses vidéos et ses peintures : par l'exclusion (verbale ou graphique) que les objets (et tout le réel) ne soient seulement utilisables que comme Ready made. Une fourmi est une métaphore d'une voiture qui est une métonymie de notre enfermement économico-culturel. Coup double.

« Marcel Duchamp a enfermé l'art dans un cercle, mais il a oublié une petite fenêtre : la vidéo » exultait Nam June Paik en découvrant l'usage que les artistes pouvaient faire de la vidéo. Peintre et vidéaste œuvrant trente ans après Paik, Anne Marie Rognon a troué la fenêtre ouverte et s'est empressée de l'agrandir en inventant un moyen très personnel (pourtant inspiré de la télé quotidienne) de parler dans les images : celles qui pleuvent devant sa caméra comme celles qui s'animent au bout de ses pinceaux. De parler sur un ton qui, à lui seul, ôte au réel ses fausses énigmes. Un peu comme on dit (et chez Demy on chante) : vous voulez que je vous fasse un dessin ?