Textes
La sculpture ouverte
Par Pauline Lisowski, Magazine Artension, 2024
La sculpture ouverte
Par Pauline Lisowski, Magazine Artension, 2024
Corps en présence
Par Laurence d'Ist, Le Quotidien de l'Art, 2023
Corps en présence
Par Laurence d'Ist, Le Quotidien de l'Art, 2023
Chemin faisant
Par Pauline Boucharlat, Semaine n°464, éditions Immédiats, 2023
Chemin faisant
Par Pauline Boucharlat, Semaine n°464, éditions Immédiats, 2023
Porter son "dire"
Par Virginie Gautier
Catalogue de l'exposition Coton et dissonances artistiques, Musée du textile de Cholet, 2021
Porter son "dire"
Par Virginie Gautier
Catalogue de l'exposition Coton et dissonances artistiques, Musée du textile de Cholet, 2021
Quel courage a soudain germé sous le granite
Par Odile Crespy, 2017
Quel courage a soudain germé sous le granite
Par Odile Crespy, 2017
Tenir le fil
Par Jean-Louis Roux
Tenir le fil, monographie, coédition Galerie Françoise Besson & éditions jannink, 2014
Tenir le fil
Par Jean-Louis Roux
Tenir le fil, monographie, coédition Galerie Françoise Besson & éditions jannink, 2014
1. LE CORPS S’ÉBOULE ET L’ÂME S’ENFLAMME
Pourquoi commence-t-on ? Les commencements sont invisibles. Ils sont inaudibles. Peut-être même sont-ils sans mémoire. Au demeurant, existe-t-il vraiment un commencement ? Il est avéré que, des commencements, d’ordinaire, il ne persiste rien. Awena Cozannet n’en a conservé qu’une liasse de photographies — une poignée d’images. Les Romains nommaient imago l’effigie de leurs ancêtres morts. Awena en a gardé quelques images, presque des fantômes. Les commencements sont invisibles, mais ils nous hantent. Une image est silencieuse, c’est consubstantiel à son statut, mais elle peut nous parler. Awena considère ces images et se souvient que la terre était fraîche…
Âme en fascines et corps en terre : cela, en effet, elle s’en souvient. Elle se souvient qu’autour d’une armature de branchages liés par de la ficelle, elle a modelé des corps dans la terre, dans l’argile et dans le sable. Que les corps n’ont guère pris corps, que la terre était fraîche et que les corps sont retournés à la terre d’où ils venaient. Corps atterrés, corps enterrés, corps éthérés. Corps en terre et âme en branches : le corps s’éboule et l’âme s’enflamme. La terre était fraîche et les branches étaient sèches. Le corps s’est éboulé, mais l’âme s’est enflammée. L’âme est un brandon, c’est elle qui incendie nos vies. Awena a sculpté des corps, mais elle prétend que ces corps étaient davantage qu’eux-mêmes. Ces corps en terre excédaient leur forme de corps. Elle les nomma Surgissants, parce qu’ils surgissaient en effet, qu’ils étaient l’apparition même et qu’ils étaient l’âme des commencements. Plus qu’eux-mêmes, ces corps étaient présences pures. Plus que corps : des esprits.
On nomme traditionnellement « esprits » les âmes des défunts : leurs mânes — leur image, pour ainsi dire. Imago : masque en cire à l’effigie de l’ancêtre décédé, figure du dieu lare. Les étymologistes sont partagés quant à l’origine du mot imago, mais certains tiennent pour assuré qu’il procéderait d’un verbe du grec ancien, lequel signifiait « pétrir, façonner ». L’image serait donc ce que l’on pétrit. Dans la terre, Awena a pétri des images. Autour d’une âme en ramille, elle a façonné des esprits : des corps en terre promis à la terre. Reste l’âme, reste la ramille, reste le feu. Les souvenirs, parfois, brûlent. Ils sont des âmes en flammes, ils sont des spectres errants. Des commencements, il ne reste rien. Sinon ce surgissement. Sinon la trace de cette apparition : des images. J’allais dire : des fantômes. Des fantômes, on a coutume de soutenir que ce sont des « revenants ». Parce qu’ils reviennent, justement. Et que surgit toujours ce qui a surgi d’abord.
2. C’EST LOURD À PORTER
Au commencement, Awena Cozannet façonnait donc un corps dans la terre, après quoi la terre se délitait et le corps se désagrégeait. Fallait-il recommencer ? Et recommencer encore ? Fallait-il ne pas en finir avec ces commencements ? Mais qu’importe ! À quoi cela servirait-il de modeler un corps, puisque nous en avons déjà un ? C’est Awena qui parle. C’est elle qui questionne. C’est elle qui se demande comment, de son propre corps, la sculpture pourrait tirer parti. Elle se demande comment elle, sculptrice, pourrait tirer parti d’elle, sculpture. Puisque le corps existe, pourquoi ne pas le vêtir ? Pourquoi ne pas en faire l’âme même de la sculpture à venir ? Pourquoi, plutôt que de figurer le corps, ne pas prendre appui sur lui ? Awena crée ainsi sa première « sculpture à porter ». Cette première sculpture a été conçue avec de la corde de chanvre et du fil de soie, à partir du chapeau que les femmes bangladaises posent sur leur tête pour transporter de lourdes charges. C’est une sculpture à porter : « porter » comme on porte un vêtement, mais « porter » comme on porte un fardeau. C’est une sculpture à porter, mais une sculpture qui porte à faux. Pas davantage que notre vie, cependant, dont le port est toujours hors d’aplomb.
Awena est une utopiste paradoxale. Par-delà l’ou topos, le « non-lieu », elle s’en tient obstinément au concret. C’est bien pourquoi elle a façonné d’abord ses Surgissants dans de la terre. Pourquoi elle prétend à la prééminence du réel, de la matière, de la texture — le toucher, la main, le grain. Dans la corde de jute, elle a confectionné une sculpture qui est comme un sillon porté au niveau de l’horizon, une entaille gravée dans la terre, une écriture sur le sol, un texte dans la texture du sol. L’écriture et le labour sont des gestes frères, inspirés l’un de l’autre et nés dans les mêmes temps. À l’image du boustrophédon des Étrusques, lesquels inscrivaient leurs lignes d’écriture alternativement de gauche à droite et de droite à gauche, en imitation du laboureur menant l’araire et dont le sillon ininterrompu couvre progressivement tout le champ.
L’écriture et le labour sont gestes frères, comme le texte et le textile sont un seul et même mot. Pour les Latins, le tissu était indifféremment textilis, textura et textus — « textile », « texture » et « texte ». Comme on dit : « tissu de mensonges », « trame du récit », « fil de la conversation ». Celui qui tisse est pareil à celui qui écrit, lequel est pareil à celui qui laboure : un même fil, une même écriture, un même sillon. L’utopie est un non-lieu, quand le lieu nous tient sur terre. Comme le laboureur n’interrompt pas le sillon de son araire, comme l’Étrusque n’interrompait pas sa ligne d’écriture en lacets : pour ne pas perdre le fil.
3. UN MASQUE DE LARMES
Elle sait toujours que faire de ses dix doigts. Autrefois, les femmes tricotaient à la veillée ; Awena, elle, noue et coud dès que ses mains sont libres. Elle noue des fils comme on noue des relations. Par ce geste répété à longueur de temps, elle établit un enchaînement de liaisons avec les femmes du monde entier. Son travail consiste à faire le lien. Tenir la corde, connaître les ficelles. Lors de ses résidences, Awena prend soin de s’ancrer dans son pays d’accueil. Ainsi, séjournant en 2004 à Myanmar, c’est-à-dire en Birmanie, elle n’entend pas ignorer la dictature militaire qui règne alors sur le pays. Du coup, elle fait ce qu’elle sait le mieux faire : nouer, tisser, teindre. Avec de la corde et du papier — teints, tissés et noués —, elle fabrique une sculpture à porter emplie d’entraves : le lien est ce qui relie, mais il est aussi ce qui ligote. Cette sculpture contraint celui qui la revêt à marcher comme un animal. Puisque l’oppression vise à rabaisser l’homme au rang de la bête… Awena tisse aussi des bourrelets de coton semblables à des fruits de banian, pareils à de grosses gouttes d’eau. Awena réunit ses bouts de coton pour en faire un masque de larmes. Elle intitule son œuvre Pleurs ; et c’est la liberté, dont l’artiste porte le deuil.
Les sculptures d’Awena Cozannet sont destinées à être portées, mais souvent difficiles à supporter. Elles sont autant des instruments de torture que des costumes d’apparat. Non que l’artiste en ait cultivé le dessein, mais que la matière de ces sculptures et l’usage que la sculptrice en fait confèrent à ces œuvres un inconfort persistant. Comment faire, cependant, pour que la matière garde la forme du corps ? Comment, pour que la sculpture conserve la mémoire des intentions de l’artiste et des tourments de celui qui l’a portée ? Une fois ôtée du corps qui lui servait d’armature, la sculpture est une forme presque informe — une forme molle, avachie, affligée. Comment lui redonner forme ? Comment donner à sentir le corps qui s’est absenté ? Comment, dans la sculpture, donner à discerner le corps, qui lui a fait fonction d’âme et qui, bien qu’absent, lui confère son sens ? Pour que le corps soit présent par son vide, par son creux, par son manque exorbitant, Awena suspend ses œuvres, plutôt qu’elle ne les pose. Tenue ainsi en suspension, la sculpture s’ouvre, et s’éploie, et creuse l’air sous elle, au point de tailler dans le vide pour dessiner le corps, au point de le modeler in absentia.
Awena dit qu’elle a toujours voulu que ça soit beau à regarder. Suspendues dans le vide, ses sculptures (privées du corps qui les a portées) se tiennent immobiles, hiératiques, en apesanteur. Ces orantes flottent comme des linceuls habités par du vent. Superbes, dans « l’inquiétante étrangeté » que dit Sigmund Freud. À la fois oppressantes et belles.
4. LE BLASON D’ANTIGONE
Orient et Occident se font face. Ce sont deux frères et ils se font face, mais ils ne se voient pas. Ils s’ignorent et peut-être même ignorent-ils qu’ils sont frères. Ils se font face, mais leur face est recouverte par un masque aveugle qui obture leurs yeux. Chiens de faïence, ils se font face, mais n’en savent rien… Ligne et Cercle se font face pareillement. Ligne et Cercle sont deux noms du Temps. Temps linéaire est un squelette hérissé de laminaires, sculpture à porter sur le dos comme chacun d’entre nous porte son passé, son passif, et l’entière histoire des hommes. Temps cyclique a le visage occulté par une coiffe opaque, laquelle est prolongée par une longue traîne, câble lourd pour battre le sol et tourner en rond. À tâtons, Sisyphe tourne en rond et bat le sol, tourne en rond et bat le sol…
Antigone est au milieu. Elle se tient, dans sa longue robe noire, entre Orient et Occident et entre les deux figures du Temps. Antigone se tient au milieu, comme un bouc émissaire que chacun rejette et se renvoie. Elle porte un masque. Ce masque lui bouche la bouche. Est-ce à dire qu’il faudrait la faire taire ? Antigone parle, et ce qu’elle profère indispose la Cité. Le masque qui bouche la bouche d’Antigone est prolongé par une lame tournée vers l’extérieur. La parole d’Antigone est inadmissible, parce qu’elle dit la vérité et que la vérité ne satisfait personne. Les mots d’Antigone sont tranchants : ils coupent court. Ses mots sont lapidaires : ils blessent. Leur blessure est salutaire, puisqu’ils appellent enfin les choses par leur nom.
Antigone est un blason : c’est l’emblème de la femme irréductible. Elle est prise en tenaille entre le temps linéaire, le temps cyclique, l’Occident et l’Orient. Elle est prise entre quatre feux, femme libre livrée aux tensions contraires de l’espace et du temps. Awena Cozannet a intégré Antigone dans son œuvre comme on invite une amie, une égale, une sœur. Awena, tout à ses travaux de dames (tissage, couture), fait surgir la dame de cœur de l’humanité. Awena fait surgir la femme, puisqu’elle en est une. Elle échafaude son œuvre autour du corps de la femme, puisqu’elle en a un. Le corps de la femme est l’âme (et doublement) de ses sculptures à porter : leur noyau matériel et leur principe de vie. L’âme d’une statue est son centre, qui se cache à l’intérieur. Awena donne à voir ce qui devrait être caché. Elle donne à voir l’âme. Elle dit qu’elle sculpte une métaphore du désir : un collier de tissus cousus et de perles afghanes en argent, vaste forme serpentine qui flotte en sinuant dans l’espace, comme une présence incongrue. Le désir flotte dans l’espace et l’on ne sait qu’en faire. Il encombre l’espace et l’on ne peut l’ignorer. Awena montre ce qui devrait être caché. Antigone est précieuse : elles est inadmissible, parce qu’elle est nécessaire.
5. CECI EST MON CORPS
Un jour, Awena fabrique un harnachement de plomb pour les chevaux de peine que nous sommes. Quarante-cinq kilos de cuivre, de cuir et de gravats : sculpture à porter pour éprouver dans notre chair le barda de nos vies — le lest qui nous plombe, le bât qui nous blesse, le chagrin qui nous pèse. Elle nomme ce harnachement Opercule, pour désigner le couvercle qui nous enferme et nous étouffe : tout ce qui nous interdit de nous tenir debout et droit. Elle fabrique aussi un entrelacement de liens noircis dans le bitume, entrelacs visqueux jeté à terre tel un dépôt d’immondices : monceau grouillant et gluant, nœud de vipères, répugnants viscères. Ceci est mon corps, semble-t-elle murmurer. Elle fabrique encore une grappe de boules (faites de résidus, de balayures, de vieux vêtements, de cauchemars et d’idées noires), qu’elle encoconne dans des pelotes de fils de soie et de crins. Elle suspend le tout au plafond. Comme un mauvais souvenir qu’on cherche à extirper de sa mémoire et de sa vue.
Chaque œuvre est un engagement physique. Chaque œuvre est un prolongement de l’artiste. Chaque œuvre est un engendrement, corps et âme. C’est un bout de soi qu’on engendre, mais dont on se dépouille. On s’en dépouille pour s’alléger. Awena Cozannet sculpte pour se désencombrer. Elle sculpte pour se dépouiller de ce qui l’alourdit, l’encombre, l’empêche ou la contraint. Mais si elle s’en dépouille, c’est pour avancer d’un pied plus agile. Chaque œuvre est un organe : c’est Awena qui parle. Chaque œuvre est un morceau de chair, chacune un noyau de matière.
La matière est aussi un langage : c’est encore Awena qui parle. On sait, depuis Gaston Bachelard, que chacun des quatre éléments — eau, terre, air et feu — entraîne sa propre rêverie, une mythologie qui lui est sienne. Sur de grands panneaux de feutre de laine, Awena a imprimé des photographies (saisies en mouvement) de talus de terre rougie par la pluie. Ces photographies de terre imprimées sur du feutre, ce sont des images, mais qui se chargent de matière : des images qui ruent dans les brancards, pour retourner à la nature d’où elles viennent — l’imago des Romains exigeant sa réincarnation.
Awena s’avance allégée et elle marche sur l’eau. Parce qu’il y a la vie et qu’il faut la vivre. Il y a la vie, qui s’écrit continûment au présent. Elle marche sur l’eau comme chacun s’avance à chaque instant dans le présent qui lui est propre. Awena marche sur l’eau et elle soulève les racines. Pour voir comment la vie circule, comment elle s’étend et rayonne. Awena confectionne une Robe d’écume, pour savourer le bouillonnement des jours et l’effervescence du moment. Elle pose sa tête à la renverse sur le col d’une robe de nacre, pour contempler le ciel et les étoiles. Awena dit que la matière est un langage. Pour que les images reviennent à la chair.
6. COMMENT ELLE A VU L’INDE EN CHINE
Pline l’Ancien, dans son Histoire naturelle, indique qu’« on fait grand cas de l’inde, qui se fait ès Indes, d’un certain limon lequel l’amasse à l’entour de l’écume qui demeure attachée aux roseaux ». Il précise que cet inde produit « un certain bleu purpurin qui est fort riche ». Dans la langue de Pline, « Indien » se disait indicum. C’est ce qui a donné notre « indigo ». Littéralement, « indigo » signifie « de l’Inde » : ce n’est pas une couleur, c’est une provenance. Awena est allée en Chine, pour voir de l’Inde. De cet inde chinois, elle a rapporté des montagnes.
Avec du tissu indigo, calandré et ligaturé, elle a bâti une montagne. La montagne est un animal assoupi, un monstre débonnaire dont la force sommeille. La montagne d’Awena, sculpture large et pesante à porter, s’achève par deux gueules de dragon. En Chine, le dragon est l’emblème de l’empereur, le symbole de la toute-puissance. Le dragon est une bête céleste qui fulmine, mais qui crache les eaux primordiales et dispense la fertilité sur terre. Le dragon est une créature duelle. C’est bien pourquoi l’iconographie traditionnelle montre fréquemment deux dragons affrontés : l’affrontement des dragons en tant que la résolution des contraires. La montagne aux dragons entendue comme le creuset de tout surgissement. La montagne est un soulèvement.
Elle fabrique aussi des montagnes en assemblant des sacs de ciment vides, qu’elle fait endosser et soulever et transporter par des groupes d’étudiants chinois. Elle brode sur le conte chinois de l’homme qui déplaçait des montagnes. Awena orchestre à son tour la migration des monts : les dragons l’ont investie de leurs pouvoirs démiurgiques. Elle avance, elle marche sur l’eau ; et les montagnes, au final, ne sont pas si lourdes à porter.
Mais si elle confectionne une « robe de montagne », c’est pour la surmonter aussitôt d’un « ciel de patience » : vaste manteau d’indigo sous un chaste dais laiteux. Cette robe associée à ce ciel porte un titre. Le titre annonce : Je serais toujours nu pour toi. C’est un ciel et c’est une robe, c’est le cosmos et c’est l’intimité. Awena précise que c’est une façon d’exister, une manière d’être au monde. Je serai toujours nu pour toi : c’est ce que le titre dit. Et c’est ainsi que la nudité naquit des montagnes et qu’Awena Cozannet a vu l’inde en Chine.
7. LE CIEL NE TIENT QU’À UN FIL
Les anges sont des messagers. Ce sont des créatures ailées. Ces ailes leur permettent d’assurer la navette entre ciel et terre. Les anges assurent le lien : ils sont le fil à ne pas perdre. Ils sont ici et là, en haut et en bas, mais on ne les voit pas. Ils nous regardent, ils nous écoutent ; ils ne nous jugent pas. Les anges traversent les sphères célestes, mais j’aime à croire qu’ils goûtent à papillonner sur terre, que notre fréquentation les trouble et qu’à notre contact, ils apprennent le doute.
Awena Cozannet a fabriqué une mandorle. « Mandorle » est un mot savant qui signifie « amande ». Dans l’iconographie religieuse, une mandorle est « la gloire ovale dans laquelle apparaît le Christ en majesté ». Le Bouddha aussi trône dans une mandorle. La mandorle est une figure de tous les temps. Elle est une porte ouverte, qui nous permet d’avoir les pieds sur terre, mais les yeux au ciel. Cernée d’indigo calandré, couturé et plié, froncée de smocks rappelant l’architecture exorbitante des coquillages, la mandorle d’Awena est traversée par la lumière. Cette mandorle est pareille aux anges : elle fait le lien.
Un ange en sanglots, habillé d’astrakan, lève les bras au ciel. C’est une figure de désolation, précise Awena. Il lève les bras dans un geste d’impuissance et d’épuisement. Ou bien sont-ce ses ailes qu’il ébroue de dépit. Au reste, s’agit-il bien d’un ange ? Qui pourra nous l’assurer ? Puisque, des anges, il est entendu que les hommes n’en distinguent aucun. Awena, d’ailleurs, ne se fait pas faute de le préciser : elle ne crée évidemment pas des anges, mais des « robes d’anges ». Elle crée des sculptures, que des anges, peut-être, porteront. Si bien que cette carcasse qui gît à terre n’est pas le corps disloqué d’un ange déchu, mais une enveloppe disponible pour l’ange, qui, un jour peut-être, voudra en être l’âme.
Le ciel ne tient que par ses étoiles : il est cousu de fils rouges et bleus, auxquels il est suspendu. Le ciel ne tient qu’à un fil. Qu’est-ce que ce fil ? Le fil est l’ange, il est le lien. Cheveu d’ange, que ce fil ! Les anges s’attardent sur la terre et leur chevelure tient le ciel. Awena façonne ses anges comme l’étymologie insinue qu’on pétrit les images. Comme Claus Sluter et Claus de Werve ont sculpté dans l’albâtre les pleurants du tombeau de Philippe le Hardi ; comme Hennequin de Bruges a dessiné les cartons de la tenture de l’Apocalypse du duc Louis d’Anjou, teinte de pastel, de garance et de gaude ; ou comme Lippo Memmi a peint au lapis-lazuli le manteau de la Vierge à l’enfant. Et c’est ainsi depuis des millénaires. On pétrit des images comme Awena a façonné d’abord ses Surgissants. On pétrit des images dans l’attente de ce surgissement. Surgir, c’est toujours commencer. On passe sa vie durant à guetter ce surgissement. On passe sa vie à vouloir commencer. Au demeurant, commence-t-on vraiment ?
Le corps relatif d'Awena Cozannet
Par Frédérique Verlinden
Tenir le fil, monographie, coédition Galerie Françoise Besson & éditions jannink, 2014
Le corps relatif d'Awena Cozannet
Par Frédérique Verlinden
Tenir le fil, monographie, coédition Galerie Françoise Besson & éditions jannink, 2014
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Par Laëtitia Bischoff, TK-21 LaRevue n°104, 2020
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Par Tayeba Begum Lipi
Tenir le fil, monographie, coédition Galerie Françoise Besson & éditions jannink, 2014 -
Entretien avec Françoise Lonardoni
Soulever les racines marcher sur l’eau, Les cahiers de Crimée n°5, Galerie Françoise Besson, Lyon, 2010
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Quatre morceaux de langue pour ses morceaux de chair
Par Jean-Louis Roux
Soulever les racines marcher sur l’eau, Les cahiers de Crimée n°5, Galerie Françoise Besson, Lyon, 2010 (extrait)