Bruno Yvonnet
Dossier mis à jour — 02/05/2022

Textes

BOUM

Par Françoise Lonardoni
Présentation de la série Boum, Bibliothèque du 3e arrondissement, Lyon, 2013

Texte de Marie Lapalus

Catalogue Ô saisons, ô châteaux, Musée des Ursulines, Mâcon, 1999

Texte de Catherine Grout

Catalogue Bruno Yvonnet 1989-1991, Les cahiers du regard, 1992

LES PONCIFS

Par Hubert Besacier
In Arte Factum, septembre - octobre 1991

Le pari de Bruno Yvonnet repose sur un apparent paradoxe : développer une œuvre novatrice, en prenant pour objet tout ce qui fige la création - aux plans moral, intellectuel ou formel : le cliché, le stéréotype, le lieu commun, l'académisme. C'est pourquoi, dans un premier temps, il s'applique à revisiter les thèmes et les tableaux-types les plus significatifs de la peinture classique. L'œuvre se situe donc bien - problématique contemporaine - "dans l'ordre du métalangage et du discours analytique historique". Mais l'artiste ne s'en tient ici, ni au concept, ni au jeu de l'évocation, ni au jeu de la reproduction. La façon dont il s'attaque aux œuvres de l'histoire relève moins de l'appropriation que de l'investigation critique. Et, point essentiel, c'est une critique qui s'exerce sans désinvolture. Au contraire, il prend le parti de passer par un savoir faire authentique, de s'astreindre à des techniques sur lesquelles, qualitativement, se fonde la tradition.

Pour entrer en Art, il a donc doublement choisi les voies du classicisme, tant pour la technique que pour l'objet et la thématique du travail entrepris. Bruno Yvonnet a fait ses classes dans la gravure. Or, des techniques de la gravure, il a retenu la plus contraignante, la plus lente, celle qui exige le plus grand investissement en temps et en énergie : la Manière noire. Ce soin, cette dépense, de caractère artisanal, ce faire astreignant répondent sans doute pour une part au plaisir de l'exécution. C'est la première condition pour faire de l'art. L'art commence certainement avec ce plaisir gestuel, cette sensation, cette densité existentielle, que l'on retrouve jusque dans la pratique de la copie (cf. Jean Le Gac ou Sherrie Levine). En tout cas, la notion de dépense est liée ici a l'idée d'invention. C'est en marchant que l'on prouve le mouvement, comme le dit le vieil adage. Il semble bien, dans la conduite de son œuvre que c'est dans l'accomplissement de cette dépense que Bruno Yvonnet "trouve". Mais cela est aussi de l'ordre du rite. Et ce rite est indispensable au type d'investigation qu'il a choisi. Le rite est l'instrument même de l'investigation. C'est lui qui permet d'interroger l'œuvre classique de l'intérieur, d'en pénétrer pleinement les arcanes. Ajoutons à cela que la pertinence du propos, dans ce type de démarche, a tout à gagner dans la crédibilité des moyens mis en œuvre et lorsque ses résultats plastiques sont qualitativement irréprochables. D'où l'importance de s'engager sans économie ni simulation, dans la pratique dont on entend mettre à jour les contenus idéologiques. En somme, on pourrait presque dire qu'au départ même de son activité d'artiste, Bruno Yvonnet a choisi d'ériger en méthode de création les vertus du travail, qui sont précisément l'objet de sa verve ironique. Qu'il y a donc quelque chose de moral dans la démarche de l'artiste, au moment même où il s'en prend à l'ordre moral de la pratique artistique. Nous touchons là une des caractéristiques de son humour.

Le premier ensemble signifiant, avec lequel Bruno Yvonnet entre dans les collections du Musée d'Art Contemporain de Lyon, sera donc un ensemble de gravures sur papier à la "manière noire", dont plus particulièrement deux séries datées de 1984 et 1985, intitulées Scénographies - Nouveau testament, (De la flagellation, Ave Maria gratia plena, de la Résurrection, l'Avant-cène, Madone, Pieta, Les marchands du temple) et Femmes dans jardins-extérieur jour. (Diane I, Diane II, Danae, Bethsabée, Suzanne, Marie de Magdala) 1.

En dépit des titres que portent ces gravures, aucune de ces femmes n'est réellement présente. Le travail consiste, à partir d'une situation picturale traditionnelle, en ayant recours à la technique patiente et fastidieuse du "berçage", à ne laisser subsister que le lieu dans lequel était représentée la scène. C'est-à-dire à évacuer tout personnage. Bruno Yvonnet applique là le non-sens raisonné du logicien en prenant le tableau de façon littérale, au pied de la peinture, jusqu'à faire de la convention picturale, une réalité topographique, avec la bonne foi plaisante et dissolvante de l'absurde.
C'est cette logique à la Lewis Caroll, qui le fait physiquement s'immiscer dans le décor peint des scènes célèbres, mythologiques ou bibliques, (Diane et Actéon, Suzanne et les vieillards...) et repartir d'un plan au sol réellement arpenté par ses propres pas, pour le rebâtir en appliquant les lois de l'élévation et de la perspective mises au point et imposées par la tradition classique ; il peut ainsi en faire varier l'angle d'attaque visuelle, déplacer dans un espace tridimentionnel devenu plausible, la situation, le point de vue du spectateur, du voyeur. Peut-on décliner le martyrologe sans martyrs ? En ne s'en tenant qu'à la périphérie du drame ? Le drame n'est-t-il pas plus fascinant si l'on s'en tient au théâtre des événements  ? L'artiste sait bien que différer, c'est renforcer la puissance évocatrice d'une scène, et qu'évacuer n'est pas dédramatiser, bien au contraire.

Certes, en passant de la peinture à la gravure, il opère un glissement de support non négligeable, mais sans sortir vraiment de la tradition. Surtout, le choix de la gravure lui permet de fixer d'entrée de jeu une des règles déterminante de la manipulation : l'élimination de la couleur. Cette élimination s'exerce au profit de la lumière et de l'ombre. C'est-à-dire que, d'office, nous allons vers un renforcement des aspects spirituels et mystiques de l'œuvre. Là encore, il se produit une dramatisation qui n'est pas négligeable, parce qu'elle permet, en dépit de ce recours à une pratique "mineure", de sauver l'œuvre du didactique et du démonstratif et de lui conférer une qualité intrinsèque tout à fait troublante. Enfin, en ne s'attachant qu'à l'architecture et au caractère du décor, à la topographie, et à la lumière, en en évacuant tous les personnages, il débusque l'idéologie qui, dans la tradition classique et académique, s'inscrit dans la scénographie. Il ne nous livre que ce qui fait le côté sentencieux de l'image, met à nu l'ordre moral qui a suscité l'œuvre et qui l'a conditionnée.

Au fond, ce qui importe à un autre degré de lecture, dans le travail de Bruno Yvonnet, c'est qu'il ne se pose pas en déconstructeur, mais en révélateur. Sous couvert de questionner le lieu commun, il nous amène au contact de ce qui dans l'œuvre touche au subconscient. Dans la "manière noire", c'est évidemment l'ombre qui domine. Tout ce qui s'inscrit dans l'œuvre est arraché aux ténèbres, comme en négatif. Voilà une constante qui s'affirmera dans les développements ultérieurs de l'œuvre, quels qu'en soient les supports. L'artiste s'en tiendra au graffite, au grattage, aux grisailles.

Thématiquement parlant, dans la série des Tableaux noirs - Leçons, (pastels sur tableaux noirs 1988-89), nous passons logiquement - dans le prolongement de l'antique et du biblique - de l'hagiographie chrétienne à l'hagiographie laïque des temps modernes, de l'édification religieuse à l'enseignement laïque militant. Bruno Yvonnet suit simplement le glissement historique des formes cathéchistiques et des dogmes qui nous mènent non pas du sacré au profane, mais d'un sacré formel et réthorique à un autre. De la Légende Dorée aux manuels d'histoire à usage des écoles de notre enfance, le héros est polyvalent. Jeanne d'Arc en témoigne.
Mais ici encore, il est évacué au profit du décor dans lequel vient s'inscrire la formule emphatique. Texte et graphisme sont organiquement liés dans une syntaxe dogmatique commune. Les lettres de la leçon d'histoire, que l'on décèle dans le paysage, à la limite du déchiffrable, tremblotent au fond de la mémoire. De façon confuse, nous connaissons déjà ces phrases sous-jacentes, scolaires, apprises par cœur, à la fois positivement stupides, mais sentimentalement intégrées. Elles font partie d'un enfoui familier qui réaffleure à la première sollicitation. Cet aspect vacillant et réminiscent est symptomatiquement obtenu par grattage, le texte étant ainsi exhumé du noir à tableau qui le recouvrait.

On est frappé par l'adéquation à laquelle parvient l'artiste entre le propos de l'œuvre et les techniques et les matériaux pour ce faire il met en œuvre : tableau, noir à tableau, craie et pastels pour un travail qui thématiquement puise sa matière dans la cathéchistique scolaire, technique du grattage qui fait le pont entre la gravure et la mise à jour archéologique pour un propos qui touche à la mémoire et aux mythologies édifiantes de l'histoire. Cette adéquation atteint à sa pleine dimension dans la série des paysages sur béton, intitulée Poncifs.

Ne serait-ce que par la façon dont l'artiste répond à la polysémie du titre qui est à considérer dans ses acceptions d'image éculée, de lieu commun mental et de ce procédé technique de report utilisé par les arts appliqués et par les médiocres fresquistes. Une fois de plus l'artiste met son propre travail en péril en choisissant d'entrer, sans dérobade, dans le jeu de cliché, du figé, du convenu. À l'issue d'une longue mise au point en atelier - la notion de dépense subsiste - il arrête son choix sur d'épaisses dalles de ciment dont le format lui-même 110 x 81 cm, est un format paysage type, soumis aux conventions académiques, puisqu'il est tiré de ces tables officielles qui indiquaient la taille des châssis convenant aux différents sujets à peindre. Pour cette série de douze pièces, Bruno Yvonnet tire d'un manuel d'instruction civique, qui avait encore cours dans les années 50, douze préceptes d'une stupidité moraliste et cocardière vertigineuse. Honneur et gloire à l'école laïque... nous avait-on fait brailler dans nos blouses grises de la "communale". Pour ces élans patriotiques, ces professions de foi lénifiantes, faussement rationalistes, pour la leçon de morale quotidiennement inscrite au sommet du tableau noir dans sa calligraphie normalienne et normalisée, ou pour les ânonnements mécaniques de l'instruction religieuse, la forme était la même inspirée d'une même pseudo-maïeutique, l'accent, le procédé, le conditionnement idéologique étaient de la même veine. Chacune des sentences retenues par l'artiste commence par JE. Ce qui correspond à la forme la plus perfide de l'endoctrinement : celle qui consiste à s'insinuer dans l'individu pour se substituer à sa voix. Au sens strict du terme, l'aliénation.
Elle vient s'inscrire dans la partie supérieure de la dalle, en quatre lignes pleines, au moyen de ces lettres en aluminium argenté qui composent d'ordinaire les inscriptions des couronnes et autres rubans funéraires (À Notre...), et qui ont été ici incrustées dans le ciment frais. Adéquation ce cette dalle à la formule lapidaire, à cette vertu civique lestée de tout le poids des bonnes intentions, à cette morale bétonnée. Serait-ce là que gisent ces "valeurs" que paraît-il nous aurions perdues ? Dans ces articles de foi prônant l'adhésion aveugle et passive, une totale soumission de l'esprit et de l'âme, le renoncement à toute capacité de réflexion autonome, nous voilà confrontés à la définition antithétique même de l'art, qui se doit d'être a contrario une permanente remise en question, une permanente transgression de nos présupposés perceptifs ou moraux. Au funèbre des caractères qui composent l'épigraphe, répondent les teintes funèbres du paysage en grisaille, au ciel duquel ils s'inscrivent. Douze paysages peints à fresque, à l'aide d'oxydes et de pigment blanc, spécial pour béton, et rehaussés de noir après séchage. Douze paysages convenus, appliqués, guère plus qu'une veduta au premier plan de laquelle se courbe un pin ou dans la perspective de laquelle se profile une pyramide que l'on peut qualifier "d'à l'antique", comme on le dit des "vertus à l'antique" - sortie tout droit des apprentissages romains. Ordonnance banale, rabâchée jusqu'à l'insignifiance, et dans laquelle on ne pourrait voir après tout guère plus que ce rousseauisme affadi et vertueux, dont s'inspire le cathéchisme scolaire. Le Rousseau des "petits classiques", avec leurs frontispices qui liaient immanquablement la gravure à la lettre.

Et cependant on ne saurait en rester là tant ce dénuement est présent, tant il s'impose, tant cette vacuité fait sens. À l'évidence, ces paysages, par leur désolation, mais aussi par la qualité subtile de leur exécution touchent à autre chose : à un charme énigmatique, qui s'apparente plus à un Canova que hante la mort, qu'à une campagne romaine néo-classique.

Nous sommes là dans la perspective des peintures symbolistes ou métaphysiques, dans l'atmosphère qui caractérise certaines œuvres d'Arnold Bócklin ou de Carlo Carra.
Peut-être est-ce dû à la lumière, ou plutôt à cette clarté volée au nocturne, cette sorte de crépuscule atonal qui baigne un monde singulier : celui des rives du Léthé, l'arrière-Pays, celui du subconscient.

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    Toutes publiées dans l'ouvrage Cosa Mentale chez Berggruen, Paris, 1987