Dejode & Lacombe
Dossier mis à jour — 14/05/2013

Textes

Je t'aime moi non plus

Par Arnaud Maguet
In Zéroquatre n°07, Automne 2010

Comment imaginez-vous quelqu'un comme moi dans ce rôle, est-ce que ça ne pourrait pas être un atout cette gaucherie ? Après tout, l'Esprit souffle plutôt où il y a une fêlure et une imperfection, Là où c'est un peu raté. Jean-Jacques Schuhl, in Entrée des fantômes (2010)

Au pays des géants
Il est une série télévisée américaine dont enfant je tâchais de ne pas manquer un épisode. Au début des années quatre-vingt, elle en était déjà à sa énième rediffusion, même en France, mais pour moi, c'était la première. L'émission du samedi après-midi dans laquelle passait, ou ne passait pas cette série, proposait aux téléspectateurs de voter par téléphone pour choisir, parmi un panel de programmes, celui qui serait effectivement diffusé. Je n'ai jamais appelé. Méfiance prémonitoire pour cette parodie de démocratie, interdiction parentale ou refus de trop influer sur le cours des choses, les trois me semblent excuses valables. Au pays des géants était le titre français de cette série, et quand les autres avaient suffisamment voté pour elle, j'étais aux anges. Les héros, un groupe de femmes et d'hommes qui à la suite d'une expérience scientifique malheureuse avaient vu leur taille réduite à celle de soldats de plomb, se débattaient dans un monde hors d'échelle. La simple traversée d'une cuisine devenait aventure picaresque, le quotidien devenait obstacle, le merveilleux comme l'horrible surgissait du banal. Escalader la table, traverser l'évier, résister aux secousses sismiques provoquées par les pas de la maîtresse de maison, et surtout survivre à l'inévitable rencontre avec le chat, tout cela me ravissait. L'idée d'être écrasé par un simple pot de moutarde me paraissait fascinante. J'étais petit, mais moins qu'eux, c'était déjà ça. Cette sensation surprenante de distorsion sensible de ce qui nous sert de réalité ne se produit aujourd'hui qu'avec plus de parcimonie. Cela arrive quand, très rarement, je me rends dans un supermarché Métro et me surprends à rester en admiration devant un pot de cinquante kilogrammes de condiment. Cela arrive quand, encore plus rarement, je pénètre dans une exposition de Sophie Dejode et Bertrand Lacombe. On y trouve parfois de la moutarde, parfois des hot-dogs aussi.

Utopie n'a qu'un œil
Alors que je commence à écrire ce texte de commande dans le train à grande vitesse qui me ramène vers Nice dans la nuit, je repense à Dreamland, l'exposition que je viens de visiter au Centre Pompidou. Je me dis que j'aurais dû acheter le catalogue, ou tout au moins le supplément de Beaux-Arts Magazine qui me semblait moins onéreux. J'aurais pu, plus ou moins discrètement, y prélever quelques idées et références sur l'architecture utopique et ses dérives dans la réalité de l'Histoire (sujets que je ne maîtrise que très superficiellement) et les transformer en commentaires originaux du travail dont je suis censé faire le panégyrique. Cela collait parfaitement au sujet et tout le monde le fait, pourquoi m'en priver ? Pas pour des raisons éthiques, loin s'en faut, je n'y pense que maintenant, voilà tout. Mais, est-ce d'utopie dont il est réellement question dans cette production ?
Si l'exposition est une fiction complète, si dès le pas de la porte de la galerie, du musée ou du centre d'art franchi, nous pénétrons dans un monde uchronique où la réalité a depuis longtemps divergé de nos vies et pris une direction autre, disons que oui. Si le travail a quelques velléités à défourailler avec les contingences du réel (le politique par exemple), qualifions le de dystopique, cela sera à mon sens plus correct. Car, quel monde nous proposent exactement Sophie Dejode et Bertrand Lacombe ? Un monde que je n'aime pas. Je n'aime pas les jeux vidéo. Je n'aime pas les fast food. Je n'aime pas les mangas. Je n'aime pas les motocyclettes. Je n'aime pas l'esthétique relationnelle, elle a déjà plus vieilli qu'un disque de Björk ou de Massive Attack. Néanmoins, il y a une part de naïveté qui me touche dans leurs propositions. Naïveté feinte, cela se peut. Je feindrai alors à mon tour de ne pas croire à cette falsification, sinon, c'est ici que cet article s'arrêterait.

Force de frappe
Pour moi qui suis terriblement paresseux, leur force de travail est un cas fascinant (autre cas d'étude fascinant, bien que dans un tout autre style, est celui de Pascal Pinaud ; j'y reviendrais dans un autre texte, mais probablement pas dans le présent organe). Lorsque j'entre dans un des espaces saturés de Sophie Dejode et Bertrand Lacombe, ce que je vois en premier, ce ne sont pas les lumières qui clignotent, les engins qui vrombissent, les fourneaux qui chauffent et les slogans qui claquent. Ce qui me saute aux yeux, c'est le travail fourni pour en arriver là. "Tout ça pour ça" diront, méprisants, certains. Ce n'est pas cela que je dis. Ce que je dis, c'est que plutôt que l'enfant en moi qui serait touché et lâcherait un "Ah !" de contentement à la vue de l'univers merveilleux de parc d'attraction, c'est plutôt un "Oh !" que je lâche, celui du touriste à Versailles quand le guide lui indique, sûr de son effet, le nombre d'heures de travail nécessaire à dorer à la feuille la galerie des glaces. Je ne peux affirmer, comme F. Scott Fitzgerald le faisait de l'une de ses héroïnes, que leur pratique est une suite ininterrompue de gestes réussis. Je ne peux l'affirmer que de peu de personnes qui, en général, m'ennuient. Ce que je peux affirmer en revanche, c'est que cette longue accumulation de geste précis souvent empruntés à l'industrie a, ici dans sa complète inutilité capitaliste, quelque chose d'héroïque. Pour vous avouer la vérité, les nombreuses techniques usitées par Sophie Dejode et Bertrand Lacombe me sont en grande partie inconnues, c'est la quête de percer les secrets de cette ingénierie absurde et vaine qui est pour moi la porte d'entrée de leur pratique. Je me souviens d'une soirée éthylique à Lyon où, dans un charmant établissement de nuit suranné, nous étions cinq à tenter de retenir Bertrand Lacombe qui, sans rentrer dans des détails qui ne vous regardent absolument pas, avait décidé de ne pas être retenu. C'est cette force morale et physique qui est à l'œuvre dans la pratique de ce duo d'artistes, la plupart du temps dans une dynamique plus sobre j'en conviens. Il semble que rien ne leur paraisse impossible. Leur choix va continuellement à la complication, à l'épreuve de force, à la confrontation au trivial, à l'assujettissement du métal, du bois, du plastique et autres matériaux. Ils se donnent du mal, c'est manifeste, quel exotisme pour moi !

Les lois du parc d'attraction
Je ne saurais trop vous conseiller la lecture de l'excellent dernier livre de Bruce Bégout, Le ParK. Cet ouvrage d'anticipation décrit, à la manière d'une enquête journalistique, un parc d'attractions situé sur une île privée dans l'Océan Indien. Un oligarque russe a confié à un architecte mégalomane, on pense ici fortement à Albert Speer, la construction d'un complexe de divertissement compilant tous les modes de parcage de l'être humain au cours des siècles. Ce florilège architectural juxtapose et mélange manèges et secteurs concentrationnaires, parades clownesques et défilés militaires, touristes tarifés et population condamnée, zoo et fauves en liberté, douleur et plaisir - pas dans le savant équilibre requis dans la pratique experte du sadomasochisme, mais plutôt dans la pénible maladresse du néophyte qui s'y essaie. Souvent pour moi aujourd'hui, les expositions de Sophie Dejode et Bertrand Lacombe, sous leur vernis pop multicolore qui ne semble là que pour énerver les petits écoliers de Francfort, se rapprochent du propos de ce récit par l'implacable efficacité des installations proposées et des pièges, physiques et intellectuels, qu'elles renferment.

Je lis dans le passé
Je me souviens d'un sous-marin Volskwagen suspendu au milieu du hall du musée d'art contemporain de Lyon. Après avoir contourné un fortin de sacs de sable, on y accédait par une passerelle de corde et de bois. Il y avait à l'intérieur une vidéo projetée. Je me souviens de carreaux de salle de bain devenus pixels colorés qui ne représentaient rien, mais annonçaient des choses à venir auxquelles peu croyaient alors. Je me souviens d'une course de mini-motos dont le circuit passait du dedans au dehors, encore et encore, sous les regards incrédules d'un jury de professionnels de l'art. Ensuite, il y eut un concert puis des gens firent écouter des disques vinyles à la communauté qui s'était créée lors de cet événement et à d'autres gens à un volume relativement élevé. Ces scènes se passaient dans le canton de Genève. Je me souviens d'une course de mini-motos dont le circuit complexe serpentait entre les œuvres-structures et l'odeur de poulet au Coca-Cola. Quelqu'un se blessa et ce fut drôle. Le fantôme de Rainer Werner Fassbinder était là dans ce qu'il avait de plus ridicule, les franges de sa carrière. Ensuite, il y eut un concert puis des gens firent écouter des disques vinyles à la communauté qui s'était créée lors de cet événement et à beaucoup d'autres gens à un volume très élevé. Ensuite encore, si vous vous souvenez exactement ce qu'il s'est passé, c'est que vous n'y étiez pas. Ces scènes se passaient autour de la ville de Poitiers. Je me souviens d'une manière de caverne sinueuse dans une galerie. La progression y était pénible, les rencontres parfois agréables. Je me souviens d'un château. Il était gigantesque et inattendu. Dans un recoin de la cour de la Fondation Bullukian à Lyon, il était là, à la fois caché et terriblement imposant, agrippé comme un parasite à la façade aveugle de l'immeuble adjacent. À l'intérieur, une cérémonie païenne avait commencé. On y tatouait le cadavre d'un cochon (cela se fait paraît-il), puis on le fractionnait en divers morceaux afin qu'il deviennent ragoût. À heure précise et dans un chaudron qui ressemblait à une miniature pour jeux de rôle agrandie, le plat sortait sur des rails de la gueule de l'édifice et était servi. Le public en avait plein les pupilles et les papilles, le sponsor pour son argent. Je me souviens avoir vu des photos et lu des textes qui rapportaient diverses autres propositions de Sophie Dejode et Bertrand Lacombe, elles avaient l'air intéressantes, parfois belles. Je pense ici précisément à un rouleau compresseur poussé par ceux qui souhaitent imprimer une linographie sous sa masse.

Conclure sur un work in progress
En avant-dernier recours, je pourrais dire que Sophie Dejode et Bertrand Lacombe nous hurlent au visage que leurs initiales écrites sur une banane valent bien nos prénoms écrits sur un grain de riz. C'est un régime de pensée auquel certains pourraient souscrire, mais ça ne serait qu'une question de point de vue, un jeu de perspective peut-être ou la force du gros plan. En dernier recours je pourrais finalement paraphraser Guy Debord et dire que "l'avenir est, si l'on veut, dans des Luna-Parks bâtis par de très grands poètes", mais cela serait ici un peu excessif et surtout fort contre-productif. Ils savent bien que tout flatteur vit aux dépends de celui qui l'écoute, ou le lit.