Le Gentil Garçon
Dossier mis à jour — 29/04/2025

Textes

Une bonne pioche

Par Le Gentil Garçon, 2014

Texte de Julien Amouroux, exégète du Gentil Garçon

À propos des œuvres du Gentil Garçon dans la collection du FRAC Occitanie-Montpellier, 2019

Le Gentil Garçon est né en 1998 par sa seule volonté. Il vit et travaille à Lyon mais n’a pas pour autant, à ma connaissance, réalisé de sculptures en quenelle ni de peintures en cervelle de canut. Toutefois cela pourrait bien être le cas au regard de l’éclectisme de sa production, tant du point de vue des thématiques abordées, des moyens mis en œuvre, que des savoirs et des références convoquées. Poussé par la curiosité, il ressent en effet dans son art l’impérieuse nécessité de faire chaque chose pour la première et la dernière fois. Ne recherchant pas d’effet de signature – il en est bien incapable – il déroute bien souvent les critiques et désespère les marchands. Au fond, ce qui l’intéresse véritablement ce n’est pas tant l’œuvre réalisée que le processus qui y conduit. 

C’est ce qui apparaît très clairement dans Phœnix (2002–2003), une installation pensée en deux temps. Avec un esprit Fluxus doublé de celui d’un improbable ingénieur, l’artiste construisit un piano à usage unique par lequel, pour chaque touche de clavier enfoncée, un système de transmission mécanique irréversible aboutissait à la destruction d’un verre à pied. Le 21 mai 2002, habillé en queue de pie et le visage protégé par un casque de soudeur, il donna un concert aussi expéditif qu’explosif. 

Les verres brisés furent mis de côté avec le désir pieux d’en « faire quelque chose ». Un an plus tard, les éclats de l’instrument allaient par le feu être transmutés en une trompette de verre. Dans la vidéo qui accompagne l’installation, les images prises dans la fonderie lors de la création de l’instrument se mélangent à celles de la performance au piano ; on entend le timbre puissant du cor recouvrir la rythmique syncopée des verres qui explosent. Vie, mort, renaissance, n’en déplaise à l’artiste, cette trilogie constitue certainement un lien circulaire qui relie secrètement bon nombre de ses œuvres. Ainsi L'Amour à mort (2004), nous confronte à un corps humain façon pongiste, une grosse molécule de petites balles blanches en pleine opération à cœur ouvert. Avec son humour à la fois absurde et tragique, Le Gentil Garçon transforme le tennis de table en billard. Animé par les vibrations d’un haut-parleur, le muscle cardiaque lui aussi fait de balles agglomérées, bat au rythme syncopé d’une partie de ping-pong. Sur le mur de la salle est projetée l’image monumentale d’une pièce de monnaie tournant sur elle-même. À la façon d’un stroboscope, à chacune de ses rotations, la pièce d’argent renvoie un éclair blanc, reportant indéfiniment son verdict. L’œuvre est caractéristique de la propension de l’artiste à faire s’entrechoquer des univers extrêmement divers, autant visuellement, techniquement que symboliquement. Ainsi dans L’Amour à mort, l’artiste se réfère tout aussi bien à un plan du film éponyme d’Alain Resnais – une pièce de monnaie jetée en l’air pour prendre une décision qui défie subrepticement la gravité – qu’à un morceau d’Antipop Consortium, groupe de hip-hop américain qui, le temps d’un titre, échange sa batterie pour une poignée de balles de ping-pong.

Le film PARACOSME (2019) pousse à un paroxysme ce type de maillage sémantique. L’histoire se déroule dans un monde parallèle où les êtres et les choses existent et sont perçus sous l'influence des trois formes élémentaires, carré, triangle et cercle, au point que l’image du film elle-même soit fractionnée pour leur correspondre. Le scénario est basé sur un dialogue entre trois entités géométriques qui incarnent autant de rapports antagonistes au monde : pour le carré un Rubik's Cube version intelligence artificielle au raisonnement rigide, pour le cercle une Lune humanisée version Méliès débonnaire et tournée vers l’imaginaire, et au milieu des deux la triangulaire pyramide de Khéops, un muppet en pleine crise existentielle ne sachant plus à quel saint se vouer. Un quatrième personnage, une représentation de la première sculpture laissée sur la lune - Fallen Astronaut de Paul Van Hoeydonck, 1971 - milite pour libérer les œuvres d’art asservies aux institutions et aux regardeurs. Il finira par se prendre les pieds dans le rideau de la fiction. Les discussions passionnées entre ces êtres idiosyncratiques révèlent par l’absurde les limites du langage. PARACOSME est aussi un hommage au cinéma de genre, une œuvre impure qui entremêle joyeusement le péplum, le polar, la série Z, la science-fiction, le film d’aventure, la comédie musicale. Comme à son habitude lorsqu’il réalise un film, Le Gentil Garçon a assumé toutes les étapes de sa fabrication : story-board, construction des décors et des accessoires, manipulation des marionnettes, animation image par image, éclairage, cadrage, trucage, mixage, etc. Échappent à cette conception démiurgique de la réalisation, la musique composée par Vincent Bertholet (à partir d’une guitare « à formes » fabriquée également pour l’occasion) et la voix de la pyramide jouée et chantée par Agnès Gayraud (alias La Féline). L’artiste semble tenter de faire rentrer toutes les composantes du monde dans un film qui apparaît comme un jeu d’imbrications multiples pour lequel chaque élément serait conçu comme une œuvre possédant son autonomie propre.

En psychologie de l’enfant, un paracosme est un monde imaginaire inventé et régi par ses propres normes, avec ses êtres vivants, son langage, son territoire et son histoire. Quelques années plus tôt, c’est justement en confrontant cette puissance de l’imaginaire de l’enfance à l’âpreté du réel que l’artiste réalisa Chronique du monde d’avant. Le film réinterprète la pratique traditionnelle du kamishibai. Il est basé sur un conte imaginé durant une résidence de l’artiste à la Villa Kujoyama de Kyoto et interprété par l'un des derniers conteurs traditionnels de cet art, Tadashi Sugiura, alors âgé de 81 ans et vivant à Osaka. Le kamishibai – théâtre de papier – est un genre narratif japonais populaire basé sur des images peintes que l’on fait défiler au fil d’une histoire en les retirant successivement d’un petit théâtre de bois. C’est un art populaire qui s’exerce traditionnellement dans l’espace public ; le film du Gentil Garçon a d’ailleurs été diffusé plusieurs fois dans un dispositif ambulant construit à l’arrière d’un vélo sur le modèle de ceux utilisés par les conteurs. Chronique du monde d’avant (2013) prend la forme d’un dialogue entre M. Sugiura et un groupe d’enfants spectateurs qui l’interrogent en chœur depuis un futur qui a oublié notre présent. L’histoire évoque un « monde d’avant », avant que l’homme n'ait eu les moyens de le mettre en péril. Inspiré par ce qu’il a vécu au Japon alors qu’il y séjournait quelques mois seulement après la catastrophe de Fukushima, Le Gentil Garçon réalise une fable existentielle et écologique sur la perte de l’innocence qui agit comme une épiphanie. Composé comme un millefeuille, le film ouvre de nombreuses pistes interprétatives. Le film peut être compris comme une allégorie de la transmission et de l’organisation des savoirs, il fonctionne comme un imagier où les êtres et les choses sont systématiquement nommés et classés : les chiffres, les couleurs, les formes, les saisons, les animaux, les astres, les phases de la lune, etc. Cette variété des motifs est contrebalancée par le retour constant de la figure du cercle, incarnée de multiples façons : disque d’or, atome, zéro, lune, roue de torii, soleil, galette de riz. Le film lui-même a une structure circulaire puisque sa dernière image coïncide avec la première. Contrairement à l’art traditionnel du kamishibai, le rapport entre le texte et l’image va au-delà de la simple illustration, il se complexifie au fil de l’histoire et structure une réflexion sur le statut des images et leur prolifération actuelle. La succession des procédés visuels opérant dans le film coïncide avec l’évolution historique des techniques de représentation. Il commence par un jeu d’ombres, avant que n’apparaissent les dessins auxquels succèdent des photos. Enfin, le glissement des images manipulées par le conteur s’accélère jusqu’à atteindre la vitesse de défilement nécessaire au cinéma. 

C’est par un processus rigoureusement inverse que Le Gentil Garçon créa Le propre de l’homme (2008) : figer pour faire advenir une image plutôt qu’accélérer pour atteindre un mouvement. Il s’agit d’une épée dont le profil d’acier aiguisé a été découpé selon la forme du spectre sonore du rire de l’artiste. Conçue pour une série d’expositions organisée par le FRAC Occitanie Montpellier autour de la figure de Rabelais – La Dégelée Rabelais, 2008 – elle se réfère à un épisode fameux du Quart Livre, « les paroles gelées ». Dans ce passage, Pantagruel et ses compagnons voguent dans des eaux glaciales en quête de la Dive bouteille. Soudain des morceaux de glace viennent se briser sur le pont en libérant les clameurs d’anciennes batailles que le froid avait congelées. En choisissant la fragilité et la transparence du verre pour la poignée de son épée – l’œuvre peut d’ailleurs être perçue comme un écho de Phœnix – l’artiste souligne sa filiation avec le texte de Rabelais. Toutefois, plutôt qu’un cri de guerre, c’est un rire que Le Gentil Garçon préféra figer comme ironique et tranchante signature. 

S’intéressant aussi bien aux expressions populaires qu’aux pratiques savantes et sous couvert de légèreté, les œuvres polymorphes du Gentil Garçon font feu de tout bois pour tenter d’éclairer nos existences. Il n’indique pas le chemin à prendre mais révèle de son halo vacillant l’infini des trajectoires possibles. Ainsi l’artiste n’a pas oublié les mots d’Andreï Tarkovski : « Le poète est un homme qui a l'imagination et la psychologie d'un enfant. Sa perception du monde est immédiate, quelles que soient les idées qu'il peut en avoir. Autrement dit, il ne décrit pas le monde, il le découvre. » 

 

Imagination

Par Emmanuel Latreille
Publié dans Tout Le Gentil Garçon, éditions Les Requins Marteaux, 2011

Aventure

Par Yves Tenret
Publié dans Tout Le Gentil Garçon, éditions Les Requins Marteaux, 2011

Masque

Par Emmanuel Latreille
Publié dans Tout Le Gentil Garçon, éditions Les Requins Marteaux, 2011

Cinéma

Par Patrick Nardin
Publié dans Tout Le Gentil Garçon, éditions Les Requins Marteaux, 2011

Pop culture

Par Jérôme Dupeyrat
Publié dans Tout Le Gentil Garçon, éditions Les Requins Marteaux, 2011

Ironie

Par Yves Tenret
Publié dans Tout Le Gentil Garçon, éditions Les Requins Marteaux, 2011

Mort

Par Jackie-Ruth Meyer
Publié dans Tout Le Gentil Garçon, éditions Les Requins Marteaux, 2011

Le Gentil Garçon

Article de Thomas Bernard
Publié dans le Fluide Glacial n°531, 2020