Maïté Marra
Dossier mis à jour — 25/09/2023

La frontière est une ligne

La frontière est une ligne

Vidéo mini DV 4/3, couleurs, muet, 44', 2018

Bardonecchia – Névache – Bardonecchia.
Le col de l’Échelle traverse la frontière entre l’Italie et la France. Pendant l’hiver il est fermé et couvert de neige, c’est une route pour les réfugiés.

Bernard Chazalet a participé à l’enregistrement du film et propose un texte poétique sur cette route.

La frontière est une ligne
Par Bernard Chazalet, 2018

La frontière est une ligne.

Sur les cartes, la frontière est une ligne.

Je suis d’un côté de la frontière. De ce côté de la frontière. De l’autre côté de la frontière.
La ligne est devant moi.
Ce n’est pas une ligne droite. C’est un trait souple. C’est une hésitation du mouvement.
Un tracé en déséquilibre.
Un ondoiement égaré dans des méandres.
Je baisse les yeux pour la regarder.
De près ce n’est plus tout à fait une ligne. Plutôt une suite de signes de l’addition.
Et parfois, si je penche la tête de côté, si je regarde de biais, c’est une suite de signes de la multiplication.
C’est si facile de franchir une ligne tracée sur le sol. Il suffit de lever le pied, d’avancer le pied, de poser le pied de l’autre côté de la ligne. Faire un pas. Hop ! j’ai traversé la frontière.

Une barrière aussi c’est une ligne. Une ligne épaisse qui barre le paysage. Une ligne qui joue son rôle de barrière. Une ligne qui m’empêche de passer.
Je ne baisse pas les yeux. Elle est à hauteur d’homme, la barrière. À hauteur de poitrine, à hauteur du regard. Je la regarde droit devant moi. À hauteur des bouches de canon des fusils avant le commandement.
Il ne suffira pas d’avancer le pied, il ne suffira pas de faire un pas. Pour la franchir il me faudra faire plus. Pour la franchir, elle doit être levée, la barrière, mais ce n’est pas moi qui le décide.

Sur les cartes, la frontière est une ligne.
Dans le paysage la frontière est une barrière.
Sur les cartes, il n’y a pas de barrière, seulement des lignes.

La frontière est une route. Route de l’exil, route de l’espoir.
La frontière est une montagne à gravir. À gravir puis à descendre pour se retrouver de l’autre côté. Du haut de la montagne il suffit de laisser son corps dévaler la pente. Comme un enfant joyeux.
La frontière est une mer à traverser. Nombreux ne l’ont pas traversée. Nombreux s’y sont noyés. Leurs corps, toute vie épuisée, s’échouent sur les rives de la frontière.
J’ai traversé la mer.

Ma frontière est une route.

Je n’ai pas de carte, je marche sans savoir vraiment où je vais. Je rejoins le flot de ceux qui me précèdent. Derrière moi, d’autres marchent sur mes pas. Et devant eux et derrière eux, d’autres encore.
J’ai traversé des pays inconnus qui n’existent que sur les cartes.
Je n’ai pas de carte. J’énumère les noms des pays que je traverse sans les reconnaître.
Aux carrefours des routes des pancartes me disaient le trajet dans des langues que je ne lisais pas.

J’ai dessiné mon itinéraire sans savoir où passer. Mon itinéraire de la fuite au refuge.

J’ai attendu. J’ai souvent attendu. J’ai attendu longtemps. Debout, accroupi, assis à même le sol, agenouillé. Sur le bord d’une route. Au centre d’une place. Derrière un grillage. Les mains levées, les bras dans le dos, le regard baissé, la nuque courbée, le dos ployé. Et souvent des policiers aux armes sombres. Je suis parti il y a si longtemps.

La frontière est un voyage.
Je me dirige vers des pays inconnus où je rencontrerai des populations inconnues dans des villes inconnues.
Je suis un explorateur.

Là où je suis il n’y a plus qu’une route.

J’ai trouvé des gens sur cette route. Je les ai salués. Ils m’ont offert leur salut en retour. Par gestes filés et mots de langues aux sonorités familières. Nous nous sommes reconnus. Ils sont à mes côtés.
Nous marchons ensemble sur cette route. Nous ne parlons plus.
Le bruit est celui de nos pas. Des talons heurtent l’asphalte.
Des semelles raclent les gravillons.

Il n’y a qu’une seule route et elle gravit la montagne. Elle est partie du lointain. Elle a franchi les déserts et les jardins. Elle a mené aux villes et aux ports. Elle a mené à la mer et de l’autre côté de la mer. Maintenant elle gravit la montagne.
Nous gravissons la montagne. Nos épaules s’affaissent et nos torses penchent vers l’avant. Nos souffles bruissent dans le silence.

En levant les yeux dans la nuit nous voyons la route serpenter. La nuit n’est pas noire, la lune l’éclaire. Et puis, plus haut, très haut, presque tout en haut, la route disparaît de nos yeux. Elle ne disparaît pas dans la nuit, elle disparaît dans la neige.

La frontière est un chemin tracé par mes pas dans la neige.

Je récite à mi-voix la lettre de Gênes d’Arthur Rimbaud.
« La route, qui n’a guère que six mètres de largeur, est comblée tout du long à droite par une chute de neige de près de deux mètres de hauteur, qui, à chaque instant, allonge sur la route une barre d’un mètre de haut qu’il faut fendre sous une atroce tourmente de grésil. Voici ! plus une ombre dessus, dessous ni autour, quoique nous soyons entourés d’objets énormes ; plus de route, de précipices, de gorge ni de ciel : rien que du blanc à songer, à toucher, à voir, ou ne pas voir, car impossible de lever les yeux de l’embêtement blanc qu’on croit être le milieu du sentier. Impossible de lever le nez à une bise aussi carabinante, les cils et la moustache en stalactites, l’oreille déchirée, le cou gonflé. Sans l’ombre qu’on est soi-même, et sans les poteaux du télégraphe, qui suivent la route supposée, on serait aussi embarrassé qu’un pierrot dans un four.
Voici à fendre plus d’un mètre de haut, sur un kilomètre de long. On ne voit plus ses genoux de longtemps. C’est échauffant. Haletants, car en une demi heure la tourmente peut nous ensevelir sans trop d’efforts, on s’encourage par des cris, (on ne monte jamais tout seul, mais par bandes). Enfin, voici une cantonnière : on y paie le bol d’eau salée 1,50. En route. Mais le vent s’enrage, la route se comble visiblement. Voici un convoi de traîneaux, un cheval tombé moitié enseveli. Mais la route se perd. De quel côté des poteaux est-ce ? (Il n’y a de poteaux que d’un côté.) On dévie, on plonge jusqu’aux côtes, jusque sous les bras… Une ombre pâle derrière une tranchée : c’est l’hospice du Gothard, établissement civil et hospitalier, vilaine bâtisse de sapin et de pierres ; un clocheton. À la sonnette un jeune homme louche vous reçoit ; on monte dans une salle basse et malpropre où on vous régale de droit de pain et fromage, soupe et goutte. On voit les beaux gros chiens jaunes à l’histoire connue. Bientôt arrivent à moitié morts les retardataires de la montagne. Le soir on est une trentaine, qu’on distribue après la soupe, sur des paillasses dures et sous des couvertes insuffisantes. La nuit, on entend les hôtes exhaler en cantiques sacrés leur plaisir de voler un jour de plus les gouvernements qui subventionnent leur cahute.
Au matin, après le pain-fromage-goutte, raffermis par cette hospitalité gratuite qu’on peut prolonger aussi longtemps que la tempête le permet, on sort : ce matin, au soleil, la montagne est merveilleuse : plus de vent, toute descente, par les traverses, avec des sauts, des dégringolades kilométriques, qui vous font arriver à Airolo, l’autre côté du tunnel, où la route reprend le caractère alpestre, circulaire et engorgé, mais descendant. C’est le Tessin. »

Nous sommes parvenus en bas de la montagne. Tous nous dispersons d’un battement d’ailes. Je suis un oiseau apeuré.

La frontière n’est plus qu’une ligne dans le paysage. Une ligne d’horizon. Je m’en éloigne sans la regarder.

Sur la carte, la frontière est une ligne. Ou plutôt et si je la regarde de près, une suite de signes. Des croix alignées en file indienne.
Je suis d’un côté de la frontière. De ce côté de la frontière. De l’autre côté de la frontière.
La ligne est devant moi.
Ce n’est pas une ligne droite. C’est un trait souple. C’est une hésitation du mouvement. Un tracé en déséquilibre.
Un ondoiement égaré dans des méandres.
Je baisse les yeux pour la regarder.
De près ce n’est plus tout à fait une ligne. Plutôt une suite de signes de l’addition. Et parfois, si je penche la tête de côté, si je regarde de biais, c’est une suite de signes de la multiplication.

Vue de l'exposition Il luogo del futuro, avec l'unité de recherche Art Contemporain et Temps de l’Histoire (Ensba Lyon), Museo Archeologico del Chianti Senese, Castellina in Chianti, 2019