Maïté Marra
Dossier mis à jour — 25/09/2023

Textes

Texte de Julie Portier

Catalogue de l’exposition Les enfants du Sabbat, Creux de l'Enfer, 2019

Maïté Marra a grandi au bord du torrent médiatique, de l’assourdissante surenchère d’informations sensationnelles et amnésiques qui nous livrent de prétendues images du réel. Elle a aussi passé son adolescence dans le paysage sans aspérité d’une ville nouvelle construite sur un marécage asséché. Celle-ci fait l’objet d’une des premières éditions photographiques de Maïté Marra, Villefontaine (2016-2017). S’y instaure ce regard singulier sur les choses qui entourent l’artiste et la touchent, où l’image objective est affectée par une tendresse personnelle en même temps qu’un sentiment de déjà-vu. Ce décor ordinaire d’une ville sans histoire parait traversé par des images rémanentes de films noirs ; les parterres municipaux semblent fleurir sur des émotions et des désirs enfouis – de changer les choses, pourtant les images n’en montrent rien, comme si la photographie arrivait trop tard.

Se pose-t-elle, de manière toujours plus obsédante aux nouvelles générations d’artistes, la question des moyens dont le film et la photographie disposent encore pour faire sentir quelque chose du monde ? C’est ainsi que l’enjeu documentaire est mis en cause chez Maïté Marra, elle qui a choisi de saisir les événements en retournant sa caméra vers le bas côté de la route et d’aborder le contexte social et politique en y prenant son propre pouls. La vidéo Aux combats quotidiens du jour et de la nuit, une fois sur deux c’est la nuit qui l’emporte (2016), par exemple, a été tournée depuis la fenêtre d’un bus reliant Bruxelles à Paris, quelques kilomètres avant la frontière et seulement quelques jours après les attentats de novembre 2015. À l’intérieur, la bande-son témoigne de légères tensions lors des contrôles d’identité, où l’instant banal prend une charge historique. De la violence, Maïté Marra enregistre les échos et les non-dits en s’attardant dans les temps morts et sur les aires touristiques plutôt que sur les champs de bataille. Ainsi de la série de photographies Des camps (2013-2017), qui décrit des paysages plus ou moins marqués par la présence de camps de Rom après leur démantèlement, ou de Rome-Marseille (2017) qui observe l’envol irisé des mêmes gadgets pour touristes dans deux villes européennes où transitent des migrants.

Son enquête s’est resserrée dans un périmètre intime et familial, celui d’où sont prononcés les mots qui nous parlent en italien de la faim et de la guerre dans le film On entend le bruissement de la terre (2017). Pour ce dernier, la source documentaire est traduite dans une écriture allégorique qui libère les moyens plastiques du film en adressant au passage un clin d’œil à l’emphase dramatique du cinéma de Pasolini. Le montage lui-même, par ses effets de rupture, semble avoir provoqué une collision géologique, de sorte que les traumatismes anciens remontent dans un murmure à la surface du sol. Alors, le témoignage d’une grand-mère du XXe siècle passe dans le registre de la tragédie antique – avec son chœur et son oracle – tandis que le temps paraît s’être arrêté sur un site archéologique 1, perché sur un plateau venteux, à l’aplomb d’une centrale nucléaire 2 laissée hors-champ. La caméra y suit, sous un soleil blanc, un vieil homme désœuvré comme un enfant, prisonnier de son errance entre les ruines d’un autre paysage agricole, à des milliers d’années de celui dont se souvient la grand-mère émigrée. Parallèlement, la voix claire d’une autre femme fait entendre, dans un étrange présent, la souffrance des corps puis l’exil qui laisse derrière soi la terre et la langue maternelle.

C’est encore d’un mal inaudible que traite Cartographie d’une violence avec corps et mots (2018) 3 dans un film plus mystérieux où la bande-son accentue une nouvelle fois le caractère tragique d’une détresse personnelle perçue comme un fait ordinaire. Le site archéologique a laissé place au motif du musée, soit le lieu de la conservation et de l’ordonnancement d’un patrimoine commun. On y retrouve la figure rémanente de la Mamma Roma dans un long plan séquence montrant un personnage féminin qui parcourt les salles vides du Musée d’art contemporain de Lyon plongé dans le noir. De nouveau, le trouble émotionnel du personnage tente de se transmettre dans le malaise du spectateur, interrogeant toujours comment les réalités complexes résistent aux images.

  • — 1.

    Site de Larina, sur le plateau de l’Isle-Crémieu en Isère

  • — 2.

    Centrale nucléaire du Bugey, sur la commune de Saint-Vulbas dans l'Ain, à 45 km de Lyon

  • — 3.

    Réalisé dans le cadre de l’exposition/résidence du Musée d’art contemporain de Lyon

Lumière et papier, médiums de l’intime

Par Pamela Medina
Catalogue de l’exposition L’almanach des aléas, Fondation d'entreprise Pernod Ricard, Paris, 2019