Fictions
Ils peuvent être aussi le support de pièces sonores, comme Tous n'ont pas fait les mêmes voyages lu par un détenu à l'occasion d'un projet réalisé en prison ou Superstitions des gens de mer lu par le comédien Jean-Luc Pérignac, dans le cadre du projet Le Capitaine de vaisseau qui comprend plusieurs volets.
En 2021-2023, elle travaille sur deux textes plus amples, Falco et Chien du soleil qui feront l'objet d'une publication, ainsi que sur deux projets de films Un Faucon au poing et Les Garçons de la forêt rouge. Ces derniers projets d'écriture sont soutenus par le Conseil départemental de la Drôme, la Drac Auvergne-Rhône-Alpes, le LUX Scène Nationale, Valence, le Centre d'art et de photographie de Lectoure, et la Région Occitanie.
Projet soutenu par l'aide à la création de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes, la DRAC Bretagne, LUX Scène Nationale à Valence et la Galerie L'Imagerie à Lannion.
21e jour
Depuis des jours, je suis envoûté par ce carnet noir, j'écris sans discontinuer. Mes ancêtres m'ont donné une lourde tâche, un merveilleux paquetage, naviguer sur les traces de leur passé maritime, un passé occulte, que l'on a cherché à effacer dans le sillage d'un vaisseau. Je serai malade si je n'écris pas. Depuis des mois, les fleuves m'ont donné la fièvre, j'ai connu les morsures de moustiques aussi voraces que des lions. Mon corps s'est laissé perforer jusqu'à la transe, jusqu'à être ensorcelé, jusqu'à voir comme en plein jour, avec les yeux écarquillés d'un fou, d'un revenant, au cœur de la nuit rouge. J'ai parlé un langage que je croyais avoir oublié. J'ai dansé sur la braise sans que mes pieds ne ressentent la moindre brûlure. Je me suis mis à vomir les océans que nous avions traversés. J'ai voulu cesser de vieillir, remonter le temps à l'état de fœtus, revenir à l'origine du mal, exister à l'état de cellule, ne pas même occuper l'espace mental de mes parents. Que l'univers ne sache pas non plus que j'allais lui appartenir. J'ai recherché l'oubli, le manque, la disparition, l'étoile de mer qui se dissout dans l'océan pour me fondre et ne plus appartenir à ce monde, à cette matière, disparaître avant de mourir, c'était cela que je voulais. Quitter la vie pour ne pas être mort. Ou mourir mille fois pour revivre et marcher, encore, sous les lianes, les arbres à plumes, sentir les soleils verts qui recouvrent les colonnes de mes hommes, des marins exilés ou chassés de chez eux, s'enfonçant dans la jungle, s'élançant vers l'infini et l'obscur de leurs existences. Je n'ai jamais voulu qu'une seule chose : faire de ce carnet noir, ma vie.
Projet soutenu par une bourse d'aide à la création du Conseil départemental de la Drôme, l'aide à la création de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes et le Centre d'art et de photographie de Lectoure.
Falco quittait parfois la cabane de longues heures. Il partait nager dans le lac en amont de la falaise. Il avait besoin d'ébrouer son grand corps, un peu trop lourd — faire fondre sa graisse d'ours — un ours au printemps, à la démarche pataude, qui a trop hiberné dans sa tanière durant des semaines. Il enfilait les bottes, la veste de peau, le bonnet rouge, retroussait son jean pour marcher dans la neige sale, celle de la saison brune, qui fond et se mélange à la terre.
Lorsqu'il remontait vers le lac, il emportait toujours avec lui le livre d'ornithologie qu'il avait trouvé sous des feuilles dans la cabane — la page des faucons le fascinait. Leur figure totem revenait dans ses rêves. Il imaginait des cérémonies funéraires égyptiennes auxquelles il se voyait prendre part. Au cours de ses marches vers le lac, il arrachait les pages au fur et à mesure pour alléger le poids de son sac. Sa mémoire retenait, aussitôt qu'ils les avait lus, les rituels de dressage de fauconnerie du Moyen Âge, l'anatomie des oiseaux de proie, les noms des différentes espèces. Ensuite, il nageait une bonne heure. Il retournait sur la berge. Il ne s'essuyait pas. Le soleil froid le sécherait, le temps qu'il fume ses vieux mégots — ceux que l'autre ermite lui vendait en contrebande. Il laissait sa peau brûler. Il voulait faire disparaître toutes les cellules de sa vie d'avant, celle qui précédait la forêt. Entamer la chair, n'être plus rien du père qu'il avait été, se défaire de sa peau, devenir un homme sans passé. Sans futur. N'être que cette brute épaisse du présent, ce colosse de la forêt, la nuit qui recouvre les cimes, le craquement des bois, les animaux qui hurlent à la mort, le couchant qui se noie dans le lac, n'être que ces formes, ne plus appartenir au monde des hommes. Être la mue d'un reptile qui pourrit lentement sous la chaleur, ou se ravive sous la glace. Devenir cette bête qu'il a toujours été. L'homme des ombres, la force du cosmos, tenir l'origine dans sa main, la regarder vivre sous ses yeux.
Sur le ponton, il observait l'eau se déplacer, le canoë glisser le long de la corde, le soleil se refléter sur la lame du couteau avec lequel il taillait un morceau des grands pins qui encerclaient le lac. Les souvenirs remontaient. Ils étaient une épine prisonnière sous la peau. Le dard d'un frelon. La brûlure de l'alcool des plaies qu'on désinfecte.
Publié dans Flux, une société en mouvement, co-édition Centre national des arts plastiques et Poursuite Éditions.
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Les deux frères vivent au-dessus du volcan. Ils descendent dans le feu. Ce sont les gardiens du sanctuaire. Ils se baignent dans les cavités. Ils brûlent leur regard aux météores. Ils escaladent le relief inversé. Ils dorment dans l'herbe des cratères. Ils s'abritent dans les grottes. La rivière est cachée sous les arbres. Le soleil fuit les espaces. Ils grandissent sur le plateau de l'éclipse. Ils pêchent. Ils chassent. Ils creusent les chemins. Ils construisent des cabanes. Ils vivent au creux des observatoires. Ils capturent les salamandres. Le territoire leur appartient. La lande est habitée par leur clan. Ils disparaissent dans les fougères, se cachent sous la lune — inventent des totems, recouvrent leur visage de suie — s'affrontent en duel. Les faux jumeaux meurent dans le soleil. Ils restent prisonniers au milieu des clairières. Ils accomplissent les rituels du cercle.
Le soleil incendiera leurs cheveux. Des atolls seront tatoués sur leurs peaux. Ils s'enfonceront dans l'eau. Ils échapperont au jour. Ils deviendront la nuit. Ils offriront leur corps aux gouffres noirs. L'ancienne vallée remontera dans leurs rêves. Les marnes brunes s'effondreront. Je verrai des formes préhistoriques sur les parois des maisons. Ce n'est pas la mort qui me fascinera — plutôt ce qui a été vivant. Les carcasses trembleront dans la lumière. L'ossature des animaux sera un masque vaudou. On mettra des crânes à l'entrée des villages pour dissuader l'étranger. On racontera beaucoup de légendes sur le plateau. Les enfants nageront sous le volcan. Le feu sera éteint. Il aura bougé les pierres. Les familles vivront dans les résidus de lave. Les carapaces se fendront près des vautours. Dans l'ombre des canyons, il y aura des climats de sables, des scarabées d'or, des sortilèges, des saisons éternelles.
Je vois les deux enfants éclore. Je connais leur royaume.
Texte publié aux éditions Stimultania, Givors, 2019
Réalisé dans le cadre d'une résidence artistique à la prison de Saint-Quentin-Fallavier, en collaboration avec le collectif La Bonne Adresse et avec le soutien de Stimultania - Pôle de photographie.
Nous rêvons de marcher au cœur d'une forêt, sentir la mousse sous nos pieds, la pluie descendre sur nos habits. D'autres habitants sont entrés dans l'enceinte. Notre clan n'a pas de chef. Nous le sommes tour à tour. Sur nos épaules, peaux de bêtes, masques d'animaux, yeux de chouettes.
Nous avons exploré des points opposés du globe.
Aujourd'hui, nous parlons une langue secrète. C'est dans l'ombre des ombres qu'a lieu notre métamorphose. Nos carapaces se fendent. Nous devenons ni tout à fait homme, ni tout à fait arbre, ni tout à fait tigre.
Nous gardons de ce passé un mélange de géographie, de terres inexplorées, de franges noires, vertes, de navires qui accostent la nuit sur des terres inconnues. Dans notre quête nous voyons une lumière étrange, voilée, à l'aube d'une autre cachette.
Nous rêvons couchés sur d'immenses atlas. Nos mains glissent sur les aplats verts, bleus, jaunes, nous remontons les fleuves, nos doigts défrichent les jungles, le repli des cartes, ce que les habitants ont cherché dans leur fuite. Les lignes des tropiques se confondent, nous apprenons des noms de villes par cœur, nous récitons les déserts, les fleuves, les montagnes, les volcans, les grottes, les failles, les plaques tectoniques, les plantes, les climats, les végétations. Le monde s'articule dans nos têtes. Il grandit — éclate de soleils et de cendres. Nous le sentons vivre à l'intérieur de nos ventres.
Nous marchons sur l'écorce terrestre. Nous nous déplaçons à des milliers de kilomètres. Nous ramenons des rêves lointains, parfumés, envoûtants, faits de lianes voraces, d'animaux sacrés — nous voilà ivres de nos expéditions.
Nous plongeons au-dessous du magma, une lave rouge et brune se déverse, nous réapparaissons au-delà des océans, dans les failles sous-marines. Ce voyage est infini, il dure depuis des millénaires, nous connaissons la puissance de toute chose, de la plus petite à la plus gigantesque. Le monde se crée à partir de nous. Nous sommes son centre, sa périphérie. Nos visages n'ont pas de visage. Nous devenons arbres, chants de ralliement, rivières, plumes d'oiseaux, reptiles, nuages — le vent qui traverse les forêts, ce qui vit sous terre privé de lumière. Nous sommes le cosmos tout entier. Nous avons trouvé en nous une puissance de joie, de tragique, d'émerveillement. Il nous suffit de descendre pour trouver les plus belles clairières, les jungles les plus luxuriantes, la flamme la plus multicolore — densité folle de l'espèce humaine réunie en un point terrestre. La force concentrée, intacte, à l'intérieur du diamant noir. L'univers nous cueille à l'intérieur de sa main. Tout est plus vaste. Notre île est devenue le monde.
Texte écrit en relation aux images de la série Voici venu le jour de vous conter mon songe (2019) réalisée dans le cadre de la commande sur la Marquise de Sévigné, passée par Chrystèle Burgard, directrice de la Conservation du Patrimoine de la Drôme. Le texte et les images ont été montrés au Château de Grignan à l'occasion de l'exposition Sévigné, épistolière du grand siècle.
Eldorado, 2015
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Mon père travaille dans les serres. Il revient avec sa veste chargée de cette odeur. Une résine verte. L'odeur du cyprès. La veste se déchire aux aisselles, l'usure des végétaux a ciselé la couture. Une mousse blanche sort du tissu marron. Ses doigts sentent la terre. Il charrie des plantes. La terre reste sous ses ongles même après qu'il se soit lavé. Les mains s'épaississent, elles se creusent de ridules puis de gros sillons. Les crevasses remplacent la peau molle. Le visage est brûlé par le soleil. Le haut du crâne devient noir. Ses bottes sont jetées dans le garage. C'est un mélange de plastique, de moiteur, de nuit, d'exhalaisons acides. Comme au plus profond de sa veste de pluie. Ce sont des effluves de sueur, de terre mélangée et d'orages violents qui envahissent les pièces. Les vêtements de travail - il les laisse traîner sur le dos des fauteuils, sous la terrasse, dans le couloir près de ma chambre. Ils sont chargés de cette présence du dehors. Un remugle de feu, de racines mauves, d'heures égrenées à bouturer des pots par centaine. Ses mains pleines de terreau humide, il les essuie sur ses manches. Les jeans usés ont les mêmes traces le long des cuisses. Il porte ce froid et l'élan du mistral. Le vent qui le fait souffrir d'engelures. Celui des plaines de l'île. Rien ne perturbe cet ordre. Ce sont de longs hivers, des printemps qui ne viennent pas, des étés où la chaleur s'engouffre.
Ma mère nous emmène souvent pique-niquer à la base nautique. Nous attendons mon père. Nous fixons l'eau du lac. Quelques années plus tard, je marche là-bas. Je circule près de l'île, je fais le tour du lac. Je sillonne l'étendue. Je continue de regarder l'île depuis la berge. Depuis les gros rochers couleur sable. Je ne sais toujours pas rejoindre l'île. J'ai peur de manquer de souffle à la nage. Je passe à côté de la pépinière. Je n'ose y pénétrer. Le lieu m'est devenu interdit. L'intérieur du site contient un piège qui pourrait se refermer sur moi.
Je viens d'une famille de jardiniers, paysagistes, pépiniéristes, horticulteurs, fleuristes. Depuis cinq générations, les hommes de ce clan organisent l'espace, cherchent à le maintenir, à le discipliner. Ils taillent les arbres, charrient les déchets, les brûlent, surveillent les feux, transportent les racines à l'arrière des remorques, ratissent les feuilles de cours pleines de graviers, plantent des haies, livrent des fleurs, habillent les enterrements, les baptêmes, les anniversaires, les mariages, participent à tous les rituels qui donnent forme à une vie. L'odeur de l'eau des fleurs est une chose qui saisit la famille. Un parfum qui sidère. C'est un écho de fleurs fanées, de mousses vertes, de tiges coupées au sécateur, de sève entière qui se répand. [...]
Construire un feu, 2010
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