Textes
Troubler le regard, Elsa Mazeau & Marion Robin
Par Lucia Sagradini
Publié dans la revue Multitudes n°70, dossier Icônes, 2018 (extrait)
Troubler le regard, Elsa Mazeau & Marion Robin
Par Lucia Sagradini
Publié dans la revue Multitudes n°70, dossier Icônes, 2018 (extrait)
[...] Depuis Proun d'El Lissitzky, il y a une histoire qui conduit la peinture à se jouer dans l'espace et à sortir du tableau. Marion Robin a une pratique artistique qui peut s'inscrire dans la poursuite d'un en-dehors : la peinture bondit hors du tableau et s'installe dans une relation à l'espace. Dans son attachement à interpréter les lieux, l'artiste intervient dans l'en-dehors de la toile, elle s'attache souvent aux sols, lieux moins visités par la pratique picturale, sans être cependant intouchés par elle, mais la particularité de Marion Robin est peut-être dans son attention au détail. Il peut s'agir d'une étoile peinte sur une maison, pour *, gouttière discrète, pour Les couleuvres, carrelage vétuste, pour Les roses des vents. C'est d'abord un travail d'observation, Marion Robin investit les lieux jusqu'à saisir un détail, le retenir, un élément qu'elle "tire" et poursuit pour réaliser son intervention. Elle peut redessiner des plans, travailler un motif, ou une gamme chromatique. Les lieux sont alors comme métamorphosés par son geste et son caractère ludique – l'illusion est un jeu – éphémère, les lieux ne garderont pas la trace de ses interventions. Ainsi, le geste plastique se construit dans un rapport au détail qui devient, dans ses interventions, puissance de transformation.
Le détail peut être alors compris comme le plus petit élément qu'elle rend signifiant, agissant. C'est une pratique artistique qui fait le choix du petit. Marion Robin saisit "l'insignifiance" des lieux. Ce faisant elle interroge notre capacité à voir. Quel élément pour ainsi dire inaperçu va devenir cœur du dispositif chez Robin ? L'acuité de son regard est le premier mouvement de ce travail, car Robin devient Diane chasseresse de l'imperceptible. Elle est traqueuse, pisteuse, chasseuse. Le rendant à la vue, le détail devient dans un même temps : saisissement de l'invisible et transformation de l'espace. À ce moment-là du travail, elle opère une malicieuse transformation de l'espace mais également de celui qui s'y trouve. Elle change la relation et ouvre des pistes pour établir des liens entre la personne et le lieu, entre nous et la peinture aussi. Les interventions de Marion Robin sont comme la mise en pratique d'une histoire rapprochée de la peinture. Par ses actions, elle réhabilite le détail, et dans cette réhabilitation, c'est également le motif décoratif qui se trouve revisité, mis à une tout autre place. Elle l'inscrit dans une histoire, qui va à rebrousse-poil d'un "Ornement est crime" pour convoquer Adolf Loos. Et là, on n'est pas loin d'imaginer que dans ce travail de réhabilitation, il y a aussi un discret et sensible travail de réparation.
Dans le troisième mouvement, celui où le "vif invisible" des lieux est rendu présent, l'artiste construit un travail qui déjoue l'optique, les sols se soulèvent, les murs s'ouvrent sur des trouées étranges, faites d'inversions qui nous déplacent. Mais retenant le "faible motif", l'élément vulnérable, elle lui donne une nouvelle dimension qui lui permet de métamorphoser l'ensemble. Le lieu devient autre. Le trouble est là. Mais c'est comme un conte ou une berceuse, l'image devient philosophante. Son travail ressemble à ces lieux de survivance que sont les arts dits mineurs. Elle met alors à jour des souvenirs enfouis, c'est comme si ce saisissement de l'espace par l'artiste porte une intimité avec le geste de l'archéologue. Lui aussi, il met à jour. Comme lorsque l'on regarde les images d'excavation de statues aux prémices de l'archéologie moderne. Il y a de l'origine-tourbillon qui surgit. Mystérieuse et trouble car découvrant une absence de point fixe.
D'ailleurs, l'approche de l'artiste concernant le choix des photographies qui devaient retenir et "montrer" son travail a été éminemment signifiante à cet endroit. Très vite, "les images des images" sont aussi devenues agissantes, car recréant une illusion sur le travail de l'illusion. Ainsi, l'image du détail de l'intervention à la patinoire, pour Harengs sec dans l'eau lisse, crée elle-même du trouble, si l'on ne regarde qu'elle, il est possible de se demander s'il s'agit d'une peinture, avec un étrange effet de dessus-dessous. Ou encore, sa décision de renverser l'image de son intervention, Tchhop, à la Chapelle Sainte-Tréphine, qui vient donner encore une fois une tout autre perception. Dans un geste apparemment simple, l'artiste met au sol l'équivalent du fond rouge de la peinture de la voûte, le fond vient alors à l'avant-plan, en écho à la peinture, et là, c'est l'histoire sanglante de la sainte qui apparaît, comme dévoilée au jour. Lorsqu'elle choisit l'image pour en rendre compte, elle la renverse, et d'un coup, la chapelle devient bateau et l'on imagine le peuple de marins, leur affinité avec la mer qui faisait de leur chapelle des coques de bateaux. L'illusion n'a pas de fin. Elle se poursuit au-delà de l'intervention. Le trouble est une manière d'être. Car, il sème tout autant le doute qu'il récolte de nouvelles expériences, de nouvelles perceptions. [...]
Mon œil
Par Pierre Mabille, 2011
Mon œil
Par Pierre Mabille, 2011