Arièle Bonzon
Dossier mis à jour — 31/05/2016

Textes

amers 1 & 2

Par Arièle Bonzon, 2007-2016

Texte de Céline Letournel

Pour l'exposition SEUILS (Continuité / Rupture), HorsChamp Galerie, Sivry-Courtry, 2016

Photographier, comme un oiseau décrit une courbe

Par Hervé Le Goff, In Chasseur d'images n°322, avril 2010 (extrait)
À propos de la série Familier, 2007-2010

Arièle Bonzon, L'opacité et la transparence d'une photographie psychique

Par Philippe Dubois, In Les Cahiers de la photographie / L'échappée européenne, 1992
À propos de la série Archéologie photographique imaginaire, 1990-1991

Le travail d'Arièle Bonzon m'apparait, avec la force de l'évidence, comme une mise en scène de processus intrinsèquement psychiques. Quelque chose se passe dans ces traces fantomatiques et ces installations aussi terrestres qu'aériennes, qui est comme l'incarnation la plus intime de ce que photographie et vie psychique procèdent (quasi ontologiquement) d'un même mode d'être.

On sait que Freud, pour illustrer le fonctionnement de l'appareil psychique, a déployé tout au long de ses textes plusieurs réseaux de métaphores « explicatives » et « figuratives », dont celle du dispositif photographique d'une part (dans la Traumdeutung ou dans l'Abrias) et celle de l'archéologie et des ruines d'autre part : Rome (dans Malaise dans la civilisation) et Pompeï (dans Délires et rêves...) comme figures complémentaires de la conservation permanente et intégrale des traces mnésiques, et donc de l'inconscient. Psychanalyse, photographie et archéologie sont ainsi strictement alignées sur le même fil interprétatif. Il ne reste qu'à retourner la métaphore.

Voilà pourquoi le travail d'Arièle Bonzon, son « Archéologie photographique imaginaire », comme elle l'appelle, est dans le fond un véritable travail d'analyste. La double métaphore freudienne est prise ici exactement dans l'autre sens. Strictement. Arièle montre des photos comme des objets archéologiques. Ce faisant, elle ne nous parle pas d'autre chose que de l'activité d'un appareil psychique (le sien autant que le nôtre). Si son travail photographique est exclusivement donné comme de l'ordre de la fouille (voir notamment le Journal de fouilles 1988-1990 dont des fragments manuscrits accompagnent l'exposition), c'est qu'implicitement c'est en elle-même et en nous-mêmes qu'opère la révélation ou la remémoration de choses enfouies. Arièle extirpe du fin fond de son/notre inconscient, de l'imaginaire collectif, des spectres qui dévoilent l'homologie profonde existant entre les processus photographique et psychique.

De quoi est faite en effet cette « archéologie photographique imaginaire » ? D'abord d'un travail et d'une pensée. Moins d'images que de dispositif. (« Dès le début j'ai voulu dépasser le cadre de l'image. Que pouvait-il bien se passer autour ? Je me la suis appropriée et je suis allée vers l'imaginaire collectif, que j'ai lié à mon histoire »). Donc les images photos en tant que telles sont chez elle de simples bribes, des traces plus ou moins partielles, tremblantes, floues, comme des lambeaux d'un passé incertain retrouvé parmi les ruines. Quelque chose de très fragile et en même temps qui aurait la dureté franche du métal. Des fragments dépouillés de ce qu'on ressent comme une mythologie. Car les corps (en général de femmes, le plus souvent en mouvement) et les décors (de pierres, pour l'essentiel des ruines, des monuments affaissés, des espaces abandonnés) que l'on voit dans ces images, ce sont précisément ceux, d'une troupe d'acteurs interprétant une pièce d'Euripide, Les Troyennes (la guerre, la défaite et la mort des hommes, les femmes esclaves des vainqueurs grecs, qui doivent survivre pour témoigner) qu'Arièle a photographiés durant 3 ans (de juin 1988 à juin 1991) en les suivant dans leur déplacement (les lieux sont Hambourg, Gibellina en Sicile et Berlin ; la Grèce et l'Egypte hantent aussi l'imaginaire des images). Dans des poses hiératiques ou des agitations extrêmes, ces corps, ces vêtements, ces murs, ces inscriptions, ces batiments, cette matière, cette chaleur, incarnent comme l'immémorialité intrinsèque du mythe. Avec la force de l'opacité, l'étrangeté du fragment, l'intensité tremblante de ce qui était enfoui et qui resurgit.

Mais ce ne sont encore là que des images. Elles ne valent pas tant pour elles-mêmes que dans le dispositif qui les présentifie. D'ailleurs comme telles, presque miniatures, elles sont souvent abîmées, déchirées, altérées. Surtout, elles s'ex-posent non comme des surfaces sur le mur de la galerie (non comme des « images »), mais comme de véritables « objets » (ils sont tous intitulés ainsi, et numérotés de 1 à 52, comme ceux qu'on ramène d'une campagne de fouille), perchés sur des balises de fer (125 cm) plantées dans le sol (lequel est entièrement recouvert de vrais galets, blancs et crissants sous les pas : on est ailleurs, très loin). On n'est pas face à des images, on tourne autour d'objets qui sont comme une plantation de photo-sculptures dans une région à la fois familière et inconnue. Et là, sur ces présentoirs, les images ne se donnent à entrevoir que fondues dans un singulier mélange de matières, amalgames étranges et superbes, qui en forment comme de mystérieuses tablettes peu déchiffrables ramenées d'on ne sait quel temps immémorial, comme des pièces rares coulées dans l'ambre et le métal qui les auraient ainsi conservées. Toutes les images sont en effet intégrées à deux matériaux contradictoires, l'un de type métallique (le zinc : « métal dur, d'un blanc bleuâtre, corps simple, existant à l'état naturel, fond à basse température ») et l'autre plastique (plexiglas, altuglas, acrylique : « le plastique est moins objet que trace d'un mouvement. Sublimé comme mouvement, il n'existe presque pas comme substance »). Arièle Bonzon a trouvé dans ce fascinant alliage des matières (l'évanescente trace photochimique, la matière lourde, opaque et froide du zinc, et la non-substance transparente, aérienne, fantômale du plexi) quelque chose d'absolument « magique », qu'elle travaille avec un raffinement de formes extraordinaire, et qui participe complètement de l'abstraction envoûtante de l'installation : entre l'opacité et la transparence, la photo n'existe plus que comme lieu de passage de l'imaginaire. Depuis longtemps, on est ailleurs, très loin d'une exposition photo dans une galerie. On est dans un au-delà du temps et des images, quelque part entre rêve et mémoire. On est au cœur d'un pur processus psychique.

En 1925, Freud trouvait une nouvelle métaphore au fonctionnement de l'appareil psychique, (presque) idéale cette fois, en ce sens qu'elle permettait enfin de coupler les deux aspects contradictoires (tout garder et tout garder intact) : il s'agit bien sûr du Wunderblock, le « bloc-notes magique », dont le fond fait de cire (comme les tablettes d'écriture de l'antiquité) permettait, malgré la séparation effaçante avec la feuille transparente qui la recouvre, de garder « en creux », comme en filigrane, une trace de l'inscription apparemment effacée. Affaire de palimpseste, qui définissait au mieux le processus de l'appareil psychique. Je pense qu'avec son théâtre de fouille et ses petits « objets » photographiques, mi-opaques, mi-transparents, Arièle Bonzon s'est dotée de son « bloc-notes magique » bien à elle. Arièle, ou de la photographie comme Wunderblock.

Regards à l'extérieur

Par Nelly Gabriel, In Figaro Lyon Culture, 1990
Pour l'exposition de Blaise Adilon, Arièle Bonzon et Jacques Damez, Galerie der Stadt, Esselingen, Allemagne