Textes
Texte par Anthony Lenoir
Pour Le Quotidien de l'Art, n°1033, 30 mars 2016
Texte par Anthony Lenoir
Pour Le Quotidien de l'Art, n°1033, 30 mars 2016
COMME AU CINÉMA
Par Marie-Claire Sellier, 2011
In Johann Rivat, Editions ESAD Grenoble-Valence, 2012
COMME AU CINÉMA
Par Marie-Claire Sellier, 2011
In Johann Rivat, Editions ESAD Grenoble-Valence, 2012
Il en va de la peinture comme du reste : l'art parle de son époque, enfin, pas toute la peinture, ni tout l'art non plus. Pourtant le sentiment de la temporalité affleure dans les tableaux de Johann Rivat et cela vient, non seulement des signes contemporains saisis dans les paysages ou du traitement autant violent que raffiné dans la matière, mais aussi par la perception insidieuse d'un drame possible, d'un impalpable flottement de l'air du temps.
Un sentiment étrange prend notre regard et se maintient d'œuvre en œuvre avec l'idée d'être face à la représentation d'une question plutôt que dans le développement d'un instant. Le tableau livre son énigme, déployant les indices d'une scène de crime plongeant le spectateur dans l'exhortation à élucider la raison de la désertion du lieu, mais malgré la désolation ressentie, il poursuit cette contemplation parce que l'attirance de la peinture se fait ainsi. On peut être mal à l'aise devant une scène aveuglante, transi d'effroi et dans le même moment, ravi de voir le traitement subtil et maîtrisé de la couleur, de la lumière, matière même du tableau. Cela va dans le sens de l'affrontement, dans l'idée d'un vis à vis constituant une sorte de pellicule prélevée du monde et chaque fois déployée suivant des modalités se confirmant et redisant le sentiment de l'ultime désespoir.
Devant la toile ou le dessin comme au pied d'un mur qui nous rejetterait, seul dans l'univers, nous cherchons la bonne distance pour nous préserver d'une vision effrayante et, pourtant, appréhender ce que l'artiste nous raconte. C'est là le lieu actif et le rôle de la peinture aujourd'hui : embarquer le spectateur dans un moment où le travail pictural et le geste s'appuient sur des sujets développés comme des prétextes dépassant la maîtrise de la technique sophistiquée.
L'affrontement du tableau organise le regard pour comprendre l'enjeu de la peinture, de sa mise en tension. On est pris dans un face à face, dans une distance afin de trouver sa juste place et de mesurer le rapport qui ne s'exerce pas seulement à l'intérieur de la surface mais dans une vision qui nous tire hors de nous. On regarde ces formes, on les identifie et réalise le message contenu dans l'œuvre, on prolonge la vision par l'entrée dans une réflexion et déjà, on rebascule dans l'appréciation des couleurs. Toute la question de l'histoire de la peinture interroge cela. Déjà la Renaissance propose d'investir l'espace comme une scène de théâtre, de croire à la représentation d'une histoire se figeant à l'instant T (la perspective en établit d'ailleurs les lois), jusqu'à l'idée du "passé à travers" de Marcel Duchamp, sans oublier la troisième dimension des Impressionnistes pointant le spectateur pour l'englober jusque dans l'idée d'un dispositif encore largement interrogé au XXe siècle. La question de la surface d'un tableau impose la prise en compte de l'espace dans lequel il se voit. Par la position verticale du support dont la hauteur de l'accrochage détermine le déplacement du corps du spectateur, il devient une surface impliquant l'investissement d'une tension du regard comme une articulation des plans. Au spectateur, le déplacement horizontal prescrit par la verticalité du support peint. Il suffit de regarder les scènographies aléatoires des visiteurs dans une exposition. Quelques pas, on s'arrête. Un regard, on recule puis on se rapproche pour observer les détails et savourer des vibrations de couleurs, les transparences, des empâtements ou les coulures, puis de nouveau, on s'écarte pour embrasser d'un seul regard l'ensemble et intégrer l'impression livrée par l'image.
Parfois chez Johann Rivat, le tableau accroché un peu haut fait lever les yeux, et par cette position autoritaire du registre haut, il faut lever la tête et cela implique la sensation qui prolonge l'intuition d'une séquence cinématographique éternellement figée dans une image largement déployée. Regarder de la peinture rejoint l'expérience esthétique engendrant une réelle confrontation physique ne pouvant jamais se résigner à la consultation d'une reproduction d'image. La toile du tableau joue comme l'écran sur lequel se racontent nos histoires, elle reçoit la projection de nos attentes au moment où tout vient de basculer. Si l'homme de la Renaissance, par les indices contenus dans l'image pouvait interpréter l'histoire, la tournure des événements, en comprendre l'éthique, Johann Rivat se plaît à nous retirer tout signe rassurant afin de nous plonger dans un lieu abyssal. Peu d'éléments, la figuration s'impose dans une confrontation évidente. Il ne reste que quelques éléments épars, décor d'un film à venir ou passé. L'aridité de la scène se dispute la somptuosité du traitement. Car c'est ainsi, les tableaux posent dans un temps infini un décor en cinémascope où les personnages ont disparu ou semblent abandonnés. Pas de tremblement du temps, juste des éléments indiquant un moment ultime. C'est la fascination devant ce vide qui se creuse, devant la béance des histoires interrompues par on ne sait quel fait, ou plutôt on préfère ne pas savoir lequel, qui est la formidable liberté que donne la peinture. Dans le va et vient du regard, dans ce tremblement du temps et du plein cadre, chaque élément retenu par la figuration le fait glisser dans un rôle. Le toboggan du square devient une figure, personnage potentiel d'une séquence tout comme le halo magnifique de la station service tel un mirage. Les choses, les objets s'investissent d'une histoire et oublient leur sinistre banalité.
Actualiser l'envie de comprendre ce qui est de l'ordre du quotidien, ce réel dans lequel on bute dès que l'on devient conscient de l'étrangeté de ce qui nous entoure, voilà une ambition qui va bien au delà d'une simple narration figurée. Le quotidien est banal mais en peinture sa représentation ne l'est pas.
On a tous croisé ces instants incertains, ces moments où la lumière descend, où les néons du petit bâtiment de la station service scintillent jusqu'à sembler un mirage salvateur. Mais en faire un sujet de peinture, une variation, s'y frotter jusqu'à trouver le rapport juste entre la lumière crépusculaire et la brillance de l'éclairage, l'isolant dans une flaque colorée, voilà posée la question présente. On peut aller loin dans l'interprétation du miracle, dans la nostalgie des énergies perdues mais il demeure que la singularité de la représentation nous conduit à voir la mise dans l'espace du tableau, le dépassement du réel ordinaire. L'humanité n'aurait plus lieu d'être, et chaque tableau redirait une apocalypse reprenant des images fluctuantes permettant de réactualiser l'idée de Roland Barthes : "ça a été".
Cette œuvre intrigue parce qu'elle constitue des imbrications conceptuelles entre l'apport d'une image prélevée, extraite d'un réel comme avec le cadre photographique, créant ainsi un hors champ et une notion de temps suspendu comme l'image supplémentaire d'un film. Au confins de ces phénomènes, mêlant les caractéristiques de tout ce qui est de l'ordre du visuel, s'appuyant sur les propriétés de la mémoire de l'image, le peintre propose un traitement extrêmement contemporain puisque cela nous parle de ce qui a constitué notre regard aujourd'hui. Surprenant et pourtant dans l'évidence de ce registre comme lorsqu'il peint une foule au regard aspiré dans la contemplation d'un phénomène étrange, architecture, image holographique, projection ? Qu'en est-il dans ce tableau intitulé La vie meilleure, ce n'est pas sans nous rappeler le dispositif du Bar des Folies bergères de Manet. Regardant ce tableau, on est un spectateur de plus dans cette foule, comme si la scène nous incluait dans la toile.
Comme au cinéma, on ne peut s'empêcher de se projeter et de buter dans le réel du tableau.
En jouant sur des formats différents, sur des toiles ou des papiers, de la transparence des aquarelles à l'épaisseur de l'acrylique sur la toile, sans oublier les brillances des peintures de carrosserie, Johann Rivat précise et resserre son intuition. Chaque rencontre repose l'ultime questionnement comme la seule solution possible, comme la seule qui vaille. Peindre revient alors à mettre en place le sujet et trouver les moyens matériels afin de parvenir à l'équilibre entre l'émergence du propos et les artifices de la technique. Alors, les couleurs s'ordonnent allant de l'harmonie au discordant afin d'éviter de tomber dans le séduisant, jouant des coulures pour ne pas sombrer dans une élégance qui amoindrirait l'impact du sujet. Ces bavures soutiennent l'ambiance sordide, les ramures du bosquet flamboient mais c'est sur un ciel sale. Tout va mal et c'est bien. The last gazoline ruisselle juste ce qu'il faut pour ne pas paraître trop esthétisante. Sur un fil, l'artiste maintient l'équilibre entre les belles formes et leur traitement contradictoire. Si la peinture n'épouse pas le sens, elle perd son ambition, il faut maintenir la tension et la manière de représenter le monde pour imposer ce qu'il s'en dit.
Même si la peinture a vécu son agonie, sa rhétorique l'enfermant et la libérant par rapport à la place de la figure, elle resurgit toujours en inventant d'autres nécessités. Parfois, elle a semblé réanimée en allant rejoindre les positions conceptuelles avec un certain bonheur et pourtant, exsangue, elle est demeurée l'un des moyens utilisés par l'art contemporain pour parler de lui. Sachant cela, tout est possible en peinture actuellement, et on pourrait même dire, à partir de ces principes, la peinture rejoint ce qui constitue les enjeux de l'art. Face à chaque tableau de Johann Rivat se vérifie l'assignation à voir au delà, à saisir cette question de l'actualité d'un désespoir se précisant au fil des peintures. Encore aujourd'hui, l'actualisation de l'enjeu pictural se revivifie et sidère par l'invention des moyens de représentation faisant oublier la condamnation de ce support dans une liberté retrouvée.
Il s'agit de poser le spectateur face à ce qu'il ne voit plus au profit d'une reformulation qui élève le banal au niveau de la présence de signes inquiétants comme à l'horreur de scènes de guerre, transposition d'un autre quotidien. Les stations services rutilantes, flottantes, lumineuses dans des couleurs crépusculaires au lieu de nous rassurer comme des havres semblent le lieu ultime, elles sont défaites de toute humanité se résumant à leur structure architecturale. Là s'opère la transformation liée à la mise en œuvre, à la question du vraisemblable dans la représentation. A partir de la vision de ce lieu désolé, plus aucune pompe à essence ne pourra se défaire de la sensation inopportune liée à ce tableau. Toutes viendront raviver ce qui nous étreint et s'apprécieront à l'aune de la vibration picturale, lieu où surgit un encore possible. Comme le bosquet d'arbres sur la colline, il n'est pas grand chose. Une plantation qui résiste à la culture et aux éléments, pourtant dans cette densité isolée se construit une métaphore de solitude allant jusqu'au sentiment mélancolique.
Enfin, la magie de la peinture opère encore et plus qu'un dispositif complexe, lourd, elle procure avec des moyens requis depuis longtemps, la possibilité d'agir sur la compréhension d'un monde en voie de disparition. En nous montrant cette voie, cette issue, le peintre nous replante dans un aujourd'hui questionnant, nous renvoyant entre perte et plaisir de voir, la peinture se rangeant toujours du côté de la jouissance s'adossant au désespoir de l'humanité.
Entretien avec Johann Rivat
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