Maïté Marra
Dossier mis à jour — 25/09/2023

Textes

Texte de Julie Portier

Catalogue de l’exposition Les enfants du Sabbat, Creux de l'Enfer, 2019

Lumière et papier, médiums de l’intime

Par Pamela Medina
Catalogue de l’exposition L’almanach des aléas, Fondation d'entreprise Pernod Ricard, Paris, 2019

À l’heure où le partage instantané d’informations croît exponentiellement, Maïté Marra utilise la photographie, la vidéo et l’édition pour mettre en exergue certains mécanismes du regard ou procédés de construction des images. Opérant à la lisière de l’invisible, l’artiste n’en produit pas moins des images à la fois sensuelles et socialement révélatrices.

La lumière est en effet le médium privilégié de Maïté Marra qui, jouant de la froide précision de diverses technologies numériques, cherche à s’approcher au plus près de ses sujets. En 2016, elle applique ainsi le rayon lumineux du scanner à des sculptures, ce qui produit des images abstraites où seule se discerne la zone de contact entre l’œuvre et la machine. Intitulée Rome, la série prend la forme d’une édition photographique (Rome 1) et d’un ensemble de vidéos (Rome 2). Un an plus tard, elle réalise Monument 600 dpi, une installation comprenant soixante vidéos en noir et blanc, d’environ une minute chacune, présentées sur des moniteurs. Ici, la lumière d’un scanner expose des scènes du quotidien : une femme immobile sur un lit ou une salle de bain vide, par exemple. Dans ces vidéos, Maïté Marra détourne la fonction habituelle de la machine. Notre attention est attirée par ce « lent » rayon lumineux qui révèle les corps et permet à la caméra de les enregistrer pendant quelques secondes (le temps d’un scan à 600 dpi). Ce que suggère cette installation, c’est le pouvoir de la lumière artificielle, omniprésente dans le quotidien de plus de la moitié de la population mondiale à travers quantité d’écrans 1.

En effet, nous vivons dans une époque hybride où l’analogique et le numérique sont si entremêlés qu’il n’est presque plus possible de les distinguer l’un de l’autre. Les technologies digitales permettent la multiplication et la distribution instantanées des images de manière « libre » et « gratuite » mais, comme le relève la photographe Phœbe Boatwright, « l’expansion apparemment infinie de l’accès a déclenché de facto une forme d’autocensure par laquelle nous consommons principalement des images de nous-mêmes, de nos amis et de ceux qui se montrent idéologiquement compatibles 2 ».

Dans cette masse d’informations visuelles, la violence est présente, souvent sur un mode imperceptible. Souvent aussi nous l’ignorons, car nous cherchons à filtrer tout ce qui est cruel, direct, choquant, ou simplement véridique. Dans cette « réalité », l’artiste se sert de la photographie pour créer de nouvelles relations avec un quotidien souvent ignoré.

En tant qu’outil de recherche, l’appareil photographique permet à Maïté Marra de questionner l’interaction physique que nous entretenons avec le monde. En témoigne la série intitulée Des camps, qu’elle réalise entre 2013 et 2017. Ici, l’artiste agit comme le ferait une archéologue, elle se rend sur un site transformé par le temps et documente le paysage pour y déceler les traces des événements qui s’y sont déroulés – en l’occurrence, l’évacuation forcée des camps de Roms.

À cela s’ajoute l’intérêt de l’artiste pour l’édition qui, à travers la matérialité du papier, agit comme une médiation entre ses images et le public, atténuant la force des sujets traités en photographie tout en proposant de nouvelles clés de lecture. Dans ce registre, il faut évoquer BXL (2016), édition dans laquelle Maïté Marra utilise des images des attentats de 2015 à Paris, trouvées sur Internet ou sur les réseaux sociaux, et ses propres photographies, prises au même moment alors qu’elle traverse la frontière entre la France et la Belgique. Des pages noires alternent avec des blanches. Les premières montrent des images en pleine-page, les secondes, plus nombreuses, se déplient pour nos dévoiler une ou plusieurs images, souvent de plus petit format, comme si, en les isolant, l’artiste voulait en atténuer la violence.

Maïté Marra trouve en l’édition un espace propice à de nouvelles explorations des thèmes qu’elle aborde en photographie. C’est pourquoi, elle a été ici invitée à penser la page comme une extension de l’exposition 3. Le livre n’a pas besoin de murs pour exister et jouit d’une temporalité plus longue que celle d’une exposition. Il a l’avantage d’être transportable et de s’adapter à des situations plurielles : « L’art de la page, celui qui se fait pour les pages, est un médium intime. Nous pouvons le prendre à la maison, même dans notre lit. C’est un instrument de séduction visuelle et verbale, il est le moyen parfait pour transformer le personnel en politique… et le politique en personnel 4. »

C’est ainsi que l’intervention de Maïté Marra dans cette publication est tout autant une œuvre individuelle qu’un pont entre l’exposition et l’intimité du spectateur-lecteur. L’artiste investit l’espace de cinq pages A4, dans lesquelles un accident vient rompre le quotidien et laisser ses marques sur les corps et les objets.

  • — 1.

    Arwen Armbrecht, « 4 reasons 4 billion people are still offline », World Economic Forum, publié en ligne le 23 février 2016 : https://www.weforum.org/agenda/2016/02/4-reasons-4-billion-people-are-still-offline (consulté le 28 avril 2019).

  • — 2.

    Phœbe Boatwright, « Illicit Material », Real Life, publié en ligne le 7 mars 2017 : https://reallifemag.com/illicit-material (consulté le 28 avril 2019).  Nous traduisons.

  • — 3.

    Voir Marie de Boüard, « Les espaces d’exposition imprimés », in Alain Milon et Marc Perelman, L’Esthétique du livre, Nanterre, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2010, pp. 213-226.

  • — 4.

    Collective statement, « The Society Page », Heresies. A Feminist Publication on Art and Politics. The Women’s Page, n° 14, 1982, p. 2. Nous traduisons.