Le désespoir des singes
À propos du corpus, par Gas Barthély
Dans son travail récent, au titre générique Le désespoir des singes, Antoine Palmier-Reynaud propose un ensemble de travaux dont le point commun pourrait être l'environnement social et culturel français dans lequel l'artiste a grandi. Après un séjour à Bangkok en Thaïlande, où il vit à présent, sa série a pris corps dans un certain recul vis-à-vis de son activité artistique, en revenant sur les moments forts de son immaturité de jeune occidental.
Ses dernières productions exploitent divers procédés théoriques et techniques à des fins d'implosion du sujet, tendant à célébrer avec digression cette immaturité à l'œuvre : les insolences adolescentes, l'impertinence, les guenilles, les masses graveleuses, le sucre et le tintamarre. Dans cette série, il jette un regard distordu et amusé sur le quotidien des classes populaires françaises auxquelles il appartient ; s'en approprie les coutumes, les loisirs, le vocabulaire, mais aussi les travers.
À titre d'exemple, dans son travail Et si il s'agissait de paranoïa critique entre le frigo et la télé-réalité ?, l'artiste fait laquer et cuivrer, par un processus industriel, des jougs de bœuf. Traditionnellement utilisés dans le monde agricole pour tirer des charges lourdes, ils sont aussi utilisés comme des éléments de décoration populaire. À "l'outil transformé en objet déco", il accole une masse informe de mousse polyuréthane et de chantilly fraîche qui se mêle aux veinures du bois. Dans sa fascination tout azimut pour les paranoïas critiques des surréalistes, l'œuvre de Tandeuz Kantor, les sculptures de Jim Shaw, la poésie de William Blake, ou le cinéma de Méliès et de Kenneth Anger, Antoine Palmier-Reynaud place malgré tout sa pratique dans un art générationnel. Emocore. Pour Emotif-hardcore. Du nom de la musique qu'il écoute (au Louvre, lorsqu'il observe les toiles de Rembrandt)...
Comme s'il s'agissait pour lui d'une nécessité de s'influencer autant des phénomênes culturels populaires que des traditions artistiques historiques (celles du romantisme, du nouveau réalisme, de l'expressionnisme allemand, de la peinture fantastique, de l'abstraction lyrique, du surréalisme belge, du dada pataphysique, du symbolisme héroïque, de l'arte povera), pour en ouvrir les portes dérobées. Niant l'idée de démarche, refusant les luttes esthétiques, jouant des formalismes et des postures, son intention se porte sur la part phenoménologique des actions artistiques qu'il engage. Faisant siens les propos du Docteur Clérambault, tenus dans le cadre d'une discussion de la société médico-psychologique en 1929, puis reportés dans le Second Manifeste du Surréalisme en 1946 (par André Breton) : "Les artistes excessivistes qui lancent des modes impertinentes, parfois à l'aide de manifestes, condamnant toutes les traditions, me paraissent, au point de vue "technique", quelques noms qu'ils se soient donnés (et quels que soient l'art et l'époque envisagés), pouvoir être qualifiés, tous, de "Procédistes". Le "procédisme" consiste à s'épargner la peine de penser, et spécialement de l'observation, pour s'en remettre à une facture et une formule déterminées du soin de produire un effet lui-même unique, schématique et conventionnel : ainsi on produit rapidement, avec les apparences d'un style, et en évitant les critiques que des ressemblances avec la vie faciliteraient. Cette dégradation du travail est surtout facile à déceler sur le terrain des arts plastiques ; mais dans le domaine verbal elle peut être démontrée tout aussi bien. Le genre de paresse orgueilleuse qui engendre ou qui favorise le procédisme n'est pas spécial à notre époque."
Dans Et puis une pop romantique fumée, Emocore en fait, tu vois, une autre de ses pièces issue de la série, il présente une situation paradoxale simple, mêlant d'un geste l'ensemble des "traditions" citées plus haut. Ici, l'artiste insère à la hache, dans une poutre en chêne massif, des ailes violacées d'ange "factices" achetées sur internet. L'accessoire semble être installé là pour figurer la fameuse coiffe punk : la crête. Issue de la structure porteuse de la maison familiale de l'artiste, la poutre aurait été abandonnée, selon les dires de l'artiste, par père et mère dans le jardin. Lui, aura pris soin de laisser apparaître et de signaler, au travers du cartel, l'ensemble des éléments naturels qui se sont incrustés, au fil du temps, sur le bois : terre, vers de bois, herbe, champignons, escargots, mousse... Résumant ici sa technique à un coup de hache, il ne compose pas moins avec la structure même du cartel : seul espace littéraire et critique disponible à l'artiste dans le cadre de la tradition artistique européenne. Antoine Palmier-Reynaud exploite cet espace "à côté" de l'œuvre, pour en investir tous les paramètres, sans pour autant se ranger dans l'art conceptuel. Il construit "un monde para-matériel" aux œuvres par leur description et leur titre, métamorphosant sans cesse le statut du travail (performance sculptée ? sculpture performative ? photographie ? archive ? dessin ? protocole gestuel ?).
C'est dans cette même logique que se place son travail d'action où, non sans malice, il parfume et "performe" ses sculptures. Moins par souci de senteur que par fascination pour le titre du parfum lui-même (Jardins de Bagatelle Abeille Blanche de Guerlain, Lady Million de Paco Rabanne, Allure de Chanel, déodorant Axe Anarchy, etc...). Par là, il associe des gestes et des mots aux sculptures. Par l'odeur. Aussi, par les sites qu'il exploite et dans lesquels il installe parfois ses sculptures afin qu'elles s'en imprègnent, il s'approprie la notion d'in situ pour la transformer en un "in sculpture". Comme un prolongement, voire un retournement du réel sur lui-même ; bâtissant sur la part anecdotique qui compose aussi le monde des œuvres. A l'instar des moulages de flaque d'eau, au plâtre coloré qu'il réalise dans des chemins de terre par le biais de protocoles performatifs.
Pour son travail Mylène-colline, sculptures réalisées à partir de bouées gonflables et de plâtre, il organise une séance photo de ses sculptures dans un skatepark. Dans Versus galaxy, depuis un stade de rugby, à Bangkok, il fait voler une de ses sculptures à l'aide d'un cerf-volant. Dans Amniotic fluid, il diffuse, dans les rayonnages de télévisions d'un magasin Fnac (qui se compose d'une trentaine d'écrans haute définition), une vidéo rétrospective de son travail, générant ainsi une certaine fantasmagorie du "bien culturel" qu'il produit et qu'il aime à nommer "bestiole patrimoniale". Ou encore, lorsqu'il réalise sa performance Washing pipeline dans un car-wash de Bruxelles, où, dans chacun des postes de travail prévus à cet effet, l'artiste décrasse, lustre, lave, sèche. Le public assistant ainsi au lavage des œuvres par leur créateur.
Actions, objets, phénomènes, attitudes, anecdotes, humeurs, symptômes, sont ses matières premières ; et en manipulateur d'immatérialité, Antoine Palmier-Reynaud manifeste l'humour tangible d'un monde perçu comme un conte... ou un opéra-bouffe... Sa superbe et ses dérives, éminemment matériel mais inéluctablement symbolique. Le pathétique d'un nœud aussi ; un nid pourtant ; des licornes...