Table simulation #00
par Emmanuelle Chiappone-Piriou et Aurélien Vernant
Aurélie Pétrel questionne l'image photographique, ses modes de production, sa (re)présentation et son activation sous forme d'installations. Posant la notion de "partition photographique", l'artiste impulse un travail d'écriture étiré dans l'espace et le temps, où chaque prise de vue prend son sens et se constitue en tant que création matérielle "à venir". Ce travail de mise en mouvement de l'acte photographique tient pour Aurélie Pétrel du cheminement de l'expérience et de la pensée ; il présuppose une conscience toujours en éveil, cherchant à saisir, au gré des rencontres et des situations, de possibles voies "d'activation" de ses prises de vue. Conservées à l'état "latent" sous forme de fichiers numériques ou de tirages classés dans des boîtes Phibox, celles-ci sont, le moment venu, transposées à une échelle tridimensionnelle, l'artiste opérant un transfert de la planéité au volume et à l'architecture.
Les dispositifs conçus par Aurélie Pétrel assimilent l'espace à un savant jeu de construction où l'architecture participe d'une expérience multiple et stratifiée de la vision. Sujet omniprésent de ses compositions depuis les débuts (paysages ou éléments de mobilier urbain, bâtiments industriels, scènes d'intérieur...), l'architecture intervient de fait comme outil de définition et de structuration des dispositifs de l'artiste, à partir duquel se construit pour le visiteur un parcours d'expérience et de visibilité. Mais en connectant ainsi l'image, le système d'activation qui la supporte et l'espace d'exposition, l'architecture est aussi facteur d'indétermination, brouillant les limites entre sujet, objet et environnement.
Le Frac Centre, caractérisé par une collection orientée sur l'architecture en tant que domaine ouvert de création, a invité Aurélie Pétrel à collaborer au cycle d'expositions "Relief(s)", programmé au printemps et à l'été 2015.
Autour d'un désir partagé d'expérimentation des formes curatoriales, l'artiste a mis au point des formes inédites d'interventions et conçu des dispositifs scénographiques pour l'exposition "Relief(s) : architecturer l'horizon". Travaillant à la mise en espace d'une soixantaine d'œuvres issues pour la plupart des collections du Frac, Aurélie Pétrel a œuvré à la "construction et au cheminement du regard". Au centre de la galerie, une "table", constituée de 3 plans verticaux superposés et 2 plans horizontaux, concentre un ensemble d'œuvres sélectionnées par les commissaires autour de la notion de "simulation". Ce corpus hétérogène (esquisses, tirages, maquettes, sculptures et vidéos d'artistes et d'architectes des années 1950 à nos jours) s'organise ensuite comme une partition tissée de rapports formels et conceptuels ; le dispositif engage une expérience active du regard, qui doit se frayer un chemin entre les couches de niveaux et les objets pour forger, dans cette mise à l'épreuve, des parcours de sens.
Par cette économie ouverte et stratifiée, par cette corrélation du regard porté et des savoirs, la "Table simulation #00" touche à l'esprit même de la collection du Frac Centre : fondée sur un principe théorique et méthodologique de réflexivité, procédant par rebonds et ramifications, révélant derrière les "airs de famille" des filiations historiques structurantes.
Formellement inspiré de la pièce "Partition : explosion" (Galerie Houg, 2015), ce dispositif marque une nouvelle étape dans la pratique d'Aurélie Pétrel, qui intègre ici pour la première fois des œuvres d'autres créateurs à ses installations. Elle chemine au contact d'une collection dédiée à l'architecture expérimentale (qu'elle définit comme une source d'inspiration essentielle dans son parcours personnel) ; une collection d'objets avec laquelle composer, distincte de sa propre banque d'images, mais qui, comme celle-ci, envisage l'artefact dans une dimension prospective, dans un devenir espace.
En septembre 2015, après le démontage de l'exposition et dans le cadre du mini-festival venant clore le cycle "Relief(s)", Aurélie Pétrel réinvestit son dispositif en substituant aux œuvres de la collection des traces de son passage aux "Turbulences-Frac Centre". Deuxième temps d'activation, "Table simulation #01" synthétise 8 mois de collaboration et de prises de vues sous forme d'impressions sur divers supports et de tirages, rendus "visibles" sur l'ensemble des plans ou conservés dans des boîtes d'archives, préfigurant un principe combinatoire et performatif.
L'intérêt marqué de l'artiste pour le langage, les pratiques et les conventions muséographiques y transparaît dans plusieurs séries d'images, saisissant les changements d'état des œuvres, de la réserve à la galerie, du meuble à plans à la cimaise, puis enregistrant le mouvement inverse. La réserve, espace latent de la collection, où s'originent et aboutissent ses activations matérielles, constitue pour l'artiste un lieu paradigmatique autant qu'un théâtre d'interventions. L'équipe du Frac s'est donc prêtée au jeu proposé : rendre visibles et activer 10 pièces de la collection le temps d'une séance de prises de vues. Le déplacement puis l'ouverture des caisses par le régisseur, la manipulation des œuvres et leur examen par le chargé des collections et les commissaires prennent la forme d'une chorégraphie où s'entremêlent la procédure, le geste et le savoir-faire.