Texte Yolande Finkelsztajn
Texte de Yolande Finkelsztajn, 1987
In catalogue Cosa Mentale, Édition Berggruen, Paris
Plongé en plein dans les œuvres des peintres de la Renaissance dont le grand thème autour duquel ils ne cessent de tourner est l'incessante composition et décomposition des lignes créant l'effet de profondeur, Bruno Yvonnet nous y amène pour nous en détourner absolument, utilisant un seul moyen, mais de taille : les personnages représentant la scène sont soustraits, il les dérobe à notre vue. Nous voyons la lumière tomber sur Suzanne – les deux vieillards viennent de lui demander de livrer son corps à tous leurs plaisirs, dénonçant à toute la ville son infamie si précisément elle se refusait - cette lumière qui s'amenuise au fur et à mesure qu'elle s'approche de cette porte qui marque la frontière avec la ville, et cette autre tache de lumière venant en direction de la ville, et qui quelle que soit sa direction ne pourra jamais rejoindre la première - Suzanne violée portera sur elle l'infamie, et intacte, c'est la ville qui la portera contre elle.
Nous voyons dans un paysage d'un noir profond, surgissant de la porte, mais surtout sans en franchir la limite, un cercle d'un blanc virginal, et c'est Marie-Madeleine la prostituée, s'agenouillant pour laver les pieds de Jésus, qui brille, lavée de tous ses péchés.
Le bassin s'offre où Diane et ses compagnes se baignent, où Diane dont l'attribut, plus encore qu'un symbole, est de ne pouvoir être vue nue par un homme, et cette torsion que subissent les colonnes pour montrer à quel point Actéon, qui l'a surprise, nue, ne peut plus être |'Actéon d'avant et pas encore |'Actéon d'après. Nous voyons ce que Bruno Yvonnet n'a pas représenté et nous comprenons ce mot de Paul Klee : "Non pas rendre le visible, mais rendre visible." Il y a encore cette Madone, où l'intensité, la compacité, la volupté du gris rendent une présence quasi étouffante comme si d'échapper au regard, la Madone nous arrivait de plein fouet, démunis que nous serions de ne plus pouvoir la localiser, et donc nous extraire à son regard.
Et le pied des colonnes qui apparaît au-dessus de l'enfilade des portes du Temple, dessinant un arc de lumière, comme le côtoiement - avant que Jésus ne chasse les marchands du Temple - du sacré et du profane, de la chambre intérieure où le jour ne devrait pas donner, et la lumière vive, sans profondeur où les marchands bafouent dans leur vie quotidienne l'opacité propre au recueillement.
Dans son film "Shoah", Claude Lanzmann au lieu de reconstituer comme nous l'avions déjà vu mille fois les scènes d'horreur, les camps, montre tout simplement les arbres, les mottes de terre, après... Et peut-être n'est-ce pas un hasard que lui comme Bruno Yvonnet utilisent ce même moyen : il faut des scènes suffisamment puissantes qui vont marquer les lieux à jamais. Alors ces lieux vides révèlent l'empreinte en eux contenue. Et nous comprenons qu'en détournant notre regard des êtres sensés représenter la scène, il va tomber sur les figures, les plis, les formes par lesquels notre âme est directement en contact avec cette scène. C'est ce détournement qui restitue en nous - l'Antiquité n'est-elle pas une suite ininterrompue de tableaux où c'est l'aveugle qui devient prophète - la force visionnaire du regard.