Christian Lhopital
Updated — 05/08/2024

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Entretien de Christian Lhopital avec Pascal Thévenet
In Splendeur et désolation, Catalogue de l'exposition au Musée d'art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, SilvanaEditoriale, 2013

Pascal Thévenet : Le titre de l'exposition Splendeur et désolation évoquerait quelque chose de l'ordre de l'antique et de la ruine alors que ton œuvre n'est pas dans le champ de l'architecture ou de l'archéologie. Ou alors, ton dessin est peut-être dans une forme d'archéologie. Mais laquelle ?

Christian Lhopital : Enfouissement et réémergence sont des termes que j'utilise souvent pour parler des formes et des figures dans mes dessins. Je le dis aussi pour les dessins que je laisse de côté, et qui s'amoncellent dans l'atelier comme un millefeuille.

Pour revenir au titre : « Splendeur et désolation ». Le choix d'un titre est très important. J'aime les mots et je note sur des carnets des expressions, des phrases qui peuvent devenir titres. Pour cette série, il se passait quelque chose, entre... la beauté peut-être et je ne sais pas... la tristesse. La beauté de la vie, de l'amour et la tristesse, la désolation de la mort et de la haine.

Juste avant, j'avais déjà réalisé les huit dessins de « Quand la nuit tombe, je pleure » avec des papillons. Cette série est née plusieurs mois après la lecture du texte de Didi-Huberman : « Dessin, désir, métamorphose (esquissés sur les ailes d'un papillon) ». 1 Pour moi, l'image du papillon était une image tellement banale et mièvre, avec une telle symétrie, alors que dans mon travail, je n'en suis pas friand. Avec ce très beau texte, qui nous entraîne dans les méandres de la pensée et de l'image, de la représentation du papillon comme image de l'image,  et qui parlent aussi de monstres admirables, j'ai eu une révélation lente.

Le choix du matériau était délicat. Je me suis dit qu'il serait plus juste d'utiliser du pastel qui est très poudreux, plutôt que de l'aquarelle. Il correspond véritablement à ce que je voulais transcrire dans ces histoires d'ailes de papillons qui se délitent en poussière et se fragmentent en éclats de couleur. Alors la symétrie a été bousculée.

Il y en a un qui est un rappel du papillon « Tête de mort » dessiné par Van Gogh sur une lettre adressée à son frère.

Est-ce que le papillon, comme figure, était déjà présent dans tes productions antérieures ?

Non, c'est très récent, depuis le printemps 2012.

Le papillon convoque souvent une symbolique un peu facile de la métamorphose. Est-ce que ça marque une mutation de ton travail ou pas du tout ?

Lorsque je dessine, je suis en recherche constante. Je travaille sur plusieurs séries en même temps, et je continue une série tant que mon imaginaire en a le désir.

Je voulais revenir à la question de la splendeur et de la désolation. Très récemment, j'ai lu un article sur les conséquences de la catastrophe nucléaire de Fukushima : les papillons ont été les premiers insectes touchés par la radioactivité qui a transformé le dessin de leurs ailes ! On est en même temps du côté de la splendeur et du terrible, de l'effroi, ce que l'on retrouve dans mes dessins...

Avec une fragilité. Une fragilité dans ce que tu voudrais atteindre esthétiquement. J'ai devant moi des dessins d'enfants. L'enfant devient beau tout en étant monstrueux. Tu es toujours dans cette oscillation.

Il s'agit d'un dessin de la série  La peau sur la table à la poudre de graphite, légère et fragile. Le sujet est la représentation de l'enfant et de l'instant du jeu dans un espace confiné. Leurs gestes sont en suspens. Ils sont inquiétants avec leur tête de baudruche, pleine ou vide, le regard dilaté, trouble, et le contraste violent, noir et rouge du tracé de leur vêtement et de leur corps. Je n'ai pas cherché à déformer une tête. La forme s'impose. Je laisse advenir les formes, elles prennent une puissance et une charge d'apparition parfois redoutable.

Je ne crée pas des histoires, c'est le dessin qui génère des narrations. Au regardeur de poursuivre le travail.

Des séries ont commencé en 2010 puis tu les reprends. Tu parlais de cet enfouissement. Pourquoi, par exemple, tu reprends la série Fixe face seule ?

Fixe face seule est un cas un peu particulier, je dessine sur des images de presse quotidienne que je m'approprie. Le travail commence par le choix des photos de personnage qui me regarde, qui me fixe, vivant ou mort, célèbre ou non. Ces images sont recouvertes de peinture blanche puis je retravaille le regard au crayon à papier. La peinture recouvre la surface de l'image. Les figures deviennent fantomatiques, spectrales. Là, est une question sous-jacente à mon travail, et dans tout mon travail : la question de la vie et de la mort et du passage entre ces deux états.

J'ai l'impression que Fixe face seule n'est pas épuisée, j'ai encore le désir de continuer.

Cette question du passage se caractérise t-elle dans ce va et vient d'une série à l'autre, comme entre Fixe face seule et Splendeur et désolation ?

Dans les séries de plus grand format, voire même les dessins muraux, la préparation, le geste et les postures sont bien différents. Je suis obligé de rester dans une tension et une concentration fortes. Les matériaux et les sujets imposent un autre rythme de travail.

Par exemple, Splendeur et désolation démarre d'un texte qui a mûri en moi. Ça n'est pas venu tout de suite, il a fallu quatre années. Je me disais : c'est prendre  un risque que de dessiner des papillons. Est-ce que je peux prendre ce risque d'être toujours, sur un fil, car il y a de ça dans mon travail, être sur un fil, entre le mauvais goût, l'illustration, le fantastique, le fantasque ou le jeu. Il me semble, qu'un artiste au 21e siècle ne peut pas ignorer l'histoire de l'art et du non-art. Il peut emprunter les chemins ouverts par des artistes et continuer pour les affirmer, ou non.

Ma pensée papillonne, et me ramène à cette phrase de Bonnard : « J'aimerais venir près des jeunes peintres de l'an 2000, avec la fraîcheur des ailes de papillon »... de la fraîcheur, de la beauté mais ça peut être une beauté terrible...

D'ailleurs, tu as été invité à cette Biennale, à Lyon, intitulée « une terrible beauté est née ». L'invitation devait être à propos de cette singularité de ton travail.

Très certainement, car Victoria Noorthorn m'a invité avec une série précise de dessins Quelques gouttes de sauvagerie, de 2002. Elle désirait absolument cette série pour son immense Cabinet de dessins. Nous l'avons ensuite intégrée dans un ensemble de 49 dessins de 2002 à 2011.

J'ai vu dans l'atelier des chiffons et des baguettes de bambou...

Pour les dessins muraux, j'ai fabriqué un outil avec un morceau de bambou et un petit chiffon que j'enduis de poudre de graphite. Je l'ai utilisé pour les trois séries La peau sur la table, Quand la nuit tombe, je pleure, Splendeur et désolation. La longueur du bambou crée une mise à distance du dessin et génère un tracé différent, irrégulier, plus large, avec plus de matière.

J'attache autant d'importance au tout petit format qu'au très grand. Le travail est le même, naviguer dans l'espace, trouver des choses justes, des points d'articulation. Je laisse libre cours à mon imagination. Ça se percute, ça se rencontre, ça bouillonne.

Est-ce qu'il y a une intention de départ justement ? Est-ce par un vagabondage de ton geste que des formes commencent à se mettre en place ?

L'intention vient de loin. Le vagabondage est dans ma tête...

Un dessin ne doit jamais être lourd ou besogneux. Au fil du temps, l'habileté de la pratique nourrit cette entière liberté, cette puissance de possibilités de ce qui se passe sur l'espace blanc de la feuille de papier.

Plus je dessine, plus je suis libre.

Puisque nous parlions de passages, il n'y a peut-être plus de franchissements mais un affranchissement. Tu as une série intrigante car elle me paraît disparate : c'est la série Voyage organisé. Sur certains dessins, nous voyons des répétitions de figures. Et pas dans d'autres. J'ai du mal à voir une cohérence sinon par le titre qui rassemble ces disparités.

J'ai gardé ce titre, et c'est vrai, il y a quelque chose de disparate qui vient de l'utilisation de la peinture mélangée au dessin. Au départ, c'était une tentative de sortir des séries cinématiques que je poursuis depuis 1999 avec des répétitions de personnages, dans un dessin très structuré. Le fait de répéter et de jouer avec l'illusion d'une tache de peinture redessinée à côté, où couleur et dessin se confrontent et s'alimentent à la fois, bouscule la composition. Je laisse couler de la peinture onctueuse, à la consistance de la crème glacée, aux couleurs criardes, ou j'étale avec le doigt comme une pommade la peinture en petits cercles concentriques comme des planètes. Les répétitions de personnages entremêlés m'ont ramené  aux séries cinématiques. Et le Voyage est devenu organisé.

J'ai poursuivi l'idée de ce Voyage cosmique avec Echo. Mais, dans le même temps, j'ai continué ce travail de peinture avec la série Après vous, sorte de caricature de photo de famille interloquée, sous tension. J'ai laissé la peinture crémeuse goutter comme si elle tombait d'un chéneau percé, dans une déclinaison de rose, rose layette, rose fond de teint, rose saucisse...

Les regards qui nous font face tentent de percer l'espace, et notre perception est brouillée par les formes roses qui dansent au premier plan.

J'ai lu que Les fraises sauvages d'Ingmar Bergman t'avait beaucoup influencé.

... bouleversé... car je n'avais que 12 ans. Je suis allé au cinéma bien avant de voir des expositions. Les fraises sauvages, Le septième sceau posent la question de la mort et du passage du temps de façon très brutale pour un enfant. Je ne le regrette pas. Ces images sont restées comme une toile de fond noir et blanc dans mon imaginaire.

  • — 1.

    « Dessin, désir, métamorphose (esquissés sur les ailes d'un papillon) » de Georges Didi-Huberman, dans Le Plaisir au dessin, carte blanche à Jean-Luc Nancy, éditions Musée des Beaux-Arts de Lyon, octobre 2007.

© Adagp, Paris