Pas perdus
Pas perdus
Par Pierre Wat
In Mine de rien, éditions du Musée Réattu, Arles, 2002
Aujourd'hui, Christine Crozat installe des œuvres au musée Réattu. Installe plutôt qu'accroche, car l'artiste utilise le sol autant que le mur. Installe, comme on pourrait dire emménage, ou bien encore déballe ses cartons. Car c'est en caisse que dorment certaines de ses œuvres, entre deux expositions, en attendant d'être à nouveau déballées et installées dans un autre espace, tel un appartement de passage qu'il s'agit de s'approprier un peu.
Appropriation ou, plus exactement, adaptation discrète. Car deux choses sont frappantes, qui marchent de pair, dans la façon dont cette artiste installe ses œuvres et conçoit ses expositions : la prise en compte du lieu qui lui est offert, et une façon peu commune d'occuper l'espace en le laissant presque vide. Aujourd'hui, Christine Crozat installe donc quelques travaux ; peu d'œuvres en regard de la superficie qui leur est impartie : des pièces anciennes – des Pas perdus et sa Collection de savons usés en l'état – et des œuvres nouvelles, conçues pour et en fonction du lieu qui leur donne temporairement abri. Trois ensembles : des travaux sur papier, coiffes d'Arlésiennes peintes en songeant à celles que portent Lee Miller et Jacqueline Picasso dans les portraits par Picasso que conserve le musée. Des petites sculptures en forme de molaires qui viennent comme en écho à un moulage en résine cramoisie d'une vertèbre datant du Néolithique, dans laquelle est fichée une pointe de flèche en silex. Et enfin un dernier ensemble associant des empreintes des pieds de l'artiste sur papier avec l'installation de deux séries de trois chaussures, l'une en résine noire, l'autre en savon transparent, reprenant la forme des chaussures de saint Césaire, reliques tirées du fonds du musée archéologique d'Arles.
Des coiffes, des os, des empreintes de pieds, comme autant de traces de corps absents. Des reliques – au sens de ce qui reste de ce qui a disparu – posées dans des lieux qu'elles n'occupent qu'avec discrétion. Comme si la discrétion même de leur présence – discrétion de leur petit nombre, de leur échelle, ou de la trace de peinture ou de graphite sur le papier – était autant leur mode d'être qu'une façon de dire le lieu qui les contient. Comme si, enfin, ce vide autour d'elles était, en lui-même, une « pièce » de l'exposition : une façon de dire l'absence qui hante l'ensemble de ces travaux.
Traces : c'est dire une évidence que de souligner l'appartenance des travaux de Christine Crozat à cet ordre-là. Mais traces de quoi ? Et traces pour quoi ? À ces deux questions, pas de réponse univoque, mais plusieurs débuts de réponses possibles, dont la réunion, comme un puzzle inachevé, permet de dessiner les contours du monde artistique de Christine Crozat. Il faut donc reprendre, un par un, les ensembles d'œuvres créés pour cette exposition.
Les coiffes, tout d'abord : partant de toiles de Picasso, peut-être les pièces les plus célèbres de la collection du musée Réattu, celles dont l'image surgit à la mémoire quand on songe à celui-ci. Un choix qui n'a rien de fortuit, donc. Non pas un choix esthétique – Crozat ne doit rien de particulier à Picasso, et son travail ne se construit ni en rivalité avec ce peintre, ni même dans la revendication d'une lignée –, mais un choix que l'on pourrait appeler mémoriel. Les œuvres choisies le sont pour leur capacité à opérer, chez ceux qui les regardent ou qui en parlent, une levée de souvenirs. Au même titre qu'une relique de saint, ou un fragment humain venu de la préhistoire. « Je me souviens », pourrait dire (et nous faire dire) l'artiste quand elle travaille. Je me souviens, c'est-à-dire il me reste quelque chose de..., un morceau incomplet qui a survécu à l'oubli. Je me souviens : je conserve un reste, un reliquat de ce qui a été dévoré par le temps. Des portraits peints par Picasso, elle ne reprend pas la totalité, mais seulement un fragment : la coiffe, reste arlésien dans lequel la mémoire du lieu s'enlace à celle de la personne. Un reste donc, dont la puissance mnémonique semble le destiner à être choisi par Christine Crozat.
Reprendre, ici, n'est pas copier. L'artiste n'imite pas, elle tente de donner forme à un souvenir. Chaque coiffe est peinte en blanc sur l'envers du papier. Et c'est seulement le volume, légèrement gaufré sous l'action du médium humide, parfois souligné d'un peu de graphite, qui nous est montré. Comme une trace seconde : la marque dans le papier d'un dessin caché, lui-même simple allusion à...
Tout l'art de Christine Crozat réside dans cette tension, qui est le jeu même de la mémoire, entre désir de conservation et acceptation de la perte. Elle sait que l'art n'est pas une rédemption, une fabrique de reliques miraculeuses qui ressuscitent le temps perdu. Mais elle sait également que sa pratique permet, malgré tout, de donner temporairement forme à ce qui s'est enfui. Ainsi de cette vertèbre dans laquelle est fiché un silex, dont elle offre la version cramoisie, comme pour mieux montrer que se cache un visage un peu comique dans ce morceau d'un passé tragique. Car ce silex, « mine de rien » (c'est le titre qu'elle a donné à cette pièce), est ce qui a provoqué la mort immédiate de l'ancien détenteur de ladite vertèbre.
Pratiquant l'allusion et le détour, l'artiste n'ignore pas qu'une feinte légèreté est sans doute la meilleure façon de parler des choses les plus graves. Lorsqu'elle sculpte des petites molaires, qui révèlent le potentiel plastique de ces fragments réputés peu nobles du corps humain, lorsqu'elle installe ces dix dents – entre sculpture et jeu d'osselets –, elle n'oublie pas que les dents sont précisément ce qui reste en général d'un corps putréfié ou calciné, et permet d'assurer son identification.
Des traces pour quoi ? À propos de cette exposition, et du processus qui a été à l'origine des travaux qu'elle y montre, l'artiste parle de promenade. Comme une déambulation sans but, sans origine ni fin. On songe à ce terme allemand, intraduisible en français, de Wanderung, qui dit la déambulation et l'errance. Car la promenade de Christine Crozat, loin d'être un voyage inconscient, est bien ce déplacement parmi des objets qui se trouvent dans un entre-deux, entre éloignement de leur origine et condamnation à ne jamais parvenir à leurs fins.
Aussi paradoxal que ce terme puisse paraître, accolé au nom d'un saint, les reliques de Christine Crozat procèdent d'une sorte de purgatoire. Un lieu intermédiaire entre deux bornes fixes (peut-être faut-il se souvenir ici qu'on doit aussi un ensemble de dessins dits de TGV, faits lors de ses trajets entre Lyon, où elle vit, et Paris, où elle travaille). Les chaussures de saint Césaire sont au nombre de trois, comme pour mieux souligner, par le manque de la quatrième, leur caractère de reliques. Elles sont usées, réduites à de simples semelles. Chaussures qui nous parviennent incomplètes, et qui ont perdu, le temps faisant son œuvre d'usure et de sacralisation, toute fonctionnalité.
On ne peut pas marcher avec une relique au pied. Mais peut-être est-il possible de se promener autour d'elle, dans cet espace laissé vacant, qui semble comme destiné à la déambulation. Alors seulement il devient possible, si l'on se laisse aller à cette errance dans l'entre-deux, de percevoir ce que Christine Crozat nous donne à voir et à éprouver : des souvenirs incarnés. Incarnés, au sens le plus charnel, le plus tactile de ce terme. Car pour sentir le relief qui fait dessin, peut-être faut-il y passer la main, le lire en aveugle, en fermant les yeux. Quant au savon et à la résine, peut-être est-ce également comme cela, en fermant les yeux, que se révèle leur potentiel tactile : cette sensation qu'une peau nous est fugitivement donnée à caresser. Regarder, puis fermer les yeux, et toucher, afin que se lèvent en nous les fantômes de la mémoire.