La fabrique d'images : pour un Ponge
Par Gilles Verneret
Des mes premières séries de la fin des années soixante-dix, envisagées comme "œuvres", Francis Ponge m'a accompagné dans mes réflexions. D'abord faire le choix de la description contre celui de la pensée. Ne pas chercher à s'intégrer à une histoire de l'art illusoire. Délaisser les honneurs et les études balisées, se positionner seul face à la page blanche et l'imprimer d'une image. Passer de l'image latente à l'image réelle. Commencer par réaliser des images des objets du quotidien. Plus tard, dans les années 2000, je photographie en couleur "Le bois de pin" puis "La Mounine".
La fabrique d'images :
Fidèle au maître à écrire Francis Ponge, nous abordons cette fabrique, à la manière de celle du pré. La fabrique (selon Littré) : "Se dit d'un édifice, ne se dit guère qu'en parlant d'une église ; terme d'architecture construction, établissement où l'on fabrique" ;
(selon Larousse) : "Etablissement industriel où sont transformés des produits semi finis ou des matières premières en vue de la création des produits destinés à la consommation".
Comment se fabrique une image ?
Dans le cas de notre fabrique d'images, il s'agit de la photographie qui aurait pour mission de transformer la matière première du réel en produits finis, destinés à la consommation visuelle, se constituant en édifice de papier qui aurait pour fonction initiale de survoler le temps.
L'image :
Selon Larousse, "Représentation d'une chose, d'une personne par la sculpture, le dessin [on pourrait ajouter sans faire mentir la définition : la photographie]. Reproduction visuelle d'un objet donné par miroir, un objet d'optique".
Selon Littré, "Ressemblance, ce qui imite, reproduit, ce qui ressemble, représentation d'un objet dans l'eau".
L'image photographique se révèle dans l'eau du révélateur et apparaît, comme l'image renvoyée de Narcisse contemplant son portrait, confirmant la notion de reflet du réel, et non de l'identique, que l'on va retrouver dans l'image plus spécifiquement photographique. L'image est une imitation du réel et ne se confond pas avec lui.
La photographie :
Selon Littré, "Procédé au moyen duquel on fixe sur une plaque sensible, à l'aide de la lumière, des corps que l'on met devant l'objectif".
Cette définition a le mérite d'effacer toute ambiguïté : la photographie est un procédé qui produit une image fixe, sur une plaque ou un papier sensible, des corps qui sont en face d'elle. Comme le reflet, elle imite à sa façon (son propre procédé d'existence) le réel, mais elle lui est co-substantielle et ne peut complètement s'identifier à lui. Elle reste une image fabriquée.
"Il n'y a plus valorisation de l'objet fini, mais accentuation mise sur la production elle-même". Philippe Sollers
"Le moyen d'expression, la peinture [que l'on peut analogiquement associer ici à la photographie] est beaucoup plus mis en gloire, non seulement que l'objet représenté (naturellement), mais encore que l'image elle-même. Il faut que le travail soit sensible et présent : là réside la valeur". Francis Ponge, Entretiens avec Sollers.
Ce credo Pongien date de 1967 et rejoint complètement les préoccupations de nombreux photographes contemporains actuels. Si la photographie est une image fabriquée, libre à l'artiste de la fabriquer comme il l'entend, avec la technique qui lui convient. La photographie s'étant enrichie de la dimension numérique, il est libre de l'utiliser aussi comme un matériau nouveau au service de la création. L'important n'est pas son rapport au réel, mais le résultat final : l'objet photographique ; là est l'objet de la photographie.
Personne mieux que Ponge n'a su traduire ce devoir de l'artiste au travail :
1) J'ai reconnu l'impossibilité de m'exprimer,
2) Je me suis rabattu sur la tentative de description des choses (mais aussitôt j'ai voulu les transcender !),
3) J'ai reconnu l'impossibilité, non seulement d'exprimer mais de décrire les choses.
Que reste-t-il alors à ce pauvre photographe sans pellicule, gage de l'empreinte et de la description ? Le virtuel numérique... ne plus fabriquer d'images ? Rester dans le noir sans oublier que l'image a besoin de d'obscurité pour s'épanouir, conférer la chambre obscure des peintres de la ressemblance ; des photographes avant l'heure ! Taire notre rapport au monde, fermer les yeux, n'est pas une attitude confortante, mieux vaut ouvrir les yeux avec circonspection et les remplir de notre être, sans disconvenir de son chemin personnel, comme le confirme Ponge :
"Je puis donc soit décider de me taire, mais cela ne me convient pas : l'on ne se résout pas à l'abrutissement. Soit décider de publier des descriptions ou relations d'échecs de descriptions".
Ponge, réflexions en lisant L'essai sur l'absurde.
Prenons donc cette illusion à bras l'œil et faisons avec, puisque c'est ce qu'il nous reste de joie à voir. L'objoie implique une extase, même au regard de son échec relatif mais certain.
Ne nous laissons pas entraîner par les sirènes des critiques extérieures, suivons notre route de tortue et prenons le temps de regarder. La vraie contemporanéité rejoint l'intemporalité et donc le classicisme des formes. Mieux vaut contempler l'œuvre d'un photographe ancien qui a contrôlé sa production, qu'un photographe dit moderne qui sourit aux modes visuelles. Edward Weston nous apportera toujours mille fois plus de secrets régénérateurs et de magie que Nan Goldin. Gardons nous de la nouveauté extérieure, fallacieux échappatoire aux alouettes, vernis glacé de réalité comme l'ont défendu de jeunes générations.