Guillaume Janot
Updated — 23/09/2024

Marseille même

Marseille même
Entretien avec Pascal Beausse autour du projet Marseille-Marseille, 2013

Pascal Beausse : Ce projet de commande publique s'origine dans une fréquentation régulière du territoire de Marseille et de ses gens. Comment s'est développée cette collaboration ?

Guillaume Janot : En préparant pendant deux ans le projet d'exposition "Nous", qui a eu lieu au J1 en avril 2013, avec les habitants des quartiers Nord de Marseille, j'ai mené un travail de prise de vue plus personnel dans l'idée de penser un parcours urbain fait d'images photographiques.
Je cherchais depuis longtemps à me confronter aux modalités de dialogues possibles entre une image et un bâtiment.
La rencontre avec le petit groupe que nous avons constitué au fil de mes séjours en a été le déclencheur et le moteur.
Les images qui se déploient dans Marseille ont été réalisées sur place.
C'est un ensemble de paysages et de natures mortes prises souvent dans des intérieurs.
Il y a donc une forme d'intimité, non pas du point de vue du voyeur ni dans une intention d'exhiber mais plutôt de questionner notre relation au privé et au public, frontière par ailleurs très mouvante d'une culture à l'autre.

Que représentent ces images ?

Les six grandes images qui sont placées sur des pignons d'immeubles fonctionnent un peu comme des métaphores. Marseille est un port, une ville multiculturelle, un lieu de brassage, de départs et d'arrivées.
Je ne voulais pas illustrer cela de manière documentaire mais plutôt évoquer l'idée de l'ailleurs. Le titre Marseille-Marseille est révélateur de cette volonté : on part de Marseille et on y revient, comme une boucle qui nous aurait transformé.

Comment fonctionnent ces métaphores ?

Le bateau est plutôt un symbole, bien sûr. La cascade suggère l'idée d'un lointain "exotique", un contexte déplacé par le cadrage, qui décontextualise le sujet de l'image. De même pour le bonsaï "surdimensionné" qui pourrait être une sorte de baobab et prend cet aspect sur une bâche de 5 mètres de haut.
Il s'agissait aussi parfois de déplacer la perception de la chose représentée par des jeux d'échelle ou de cadrage.

Que se passe-t-il dans ce passage de l'intérieur à l'extérieur, dans cette dimension publique de l'image ?

L'un des enjeux était de jouer sur les rapports d'échelle, pour opérer une transformation des objets représentés.
Marseille est une ville cosmopolite, composée de nationalités et de cultures très différentes et où, lorsque l'on demande aux gens d'où ils sont, ils répondent souvent : "de Marseille", avant de dire : "des Comores", "d'Algérie", "du Mali", etc. Marseille est un lieu qui rassemble tous les lieux.
C'est unique et paradoxal, à l'inverse d'une revendication nationale mais dans un partage territorial.

Et les images présentées à la gare Saint-Charles ? Par leur format et leur sujet, jouent-elles un rôle différent ?

L'ensemble de photographies de "jungles" installées sur le parvis de la gare fait partie d'une série plus vaste intitulée Ecostream, constituée de paysages de parcs d'attraction et autres jardins botaniques. Il s'agit de paysages fabriqués, de biotopes déplacés, photographiés dans différents jardins botaniques en Australie.
J'ai choisi de présenter un ensemble d'images visuellement plus cohérent pour à la fois renforcer cet effet de forêt mais aussi en contre-point des autres images composant cette commande, qui elles sont beaucoup plus hétérogènes.
L'idée enfin est de placer ces évocations d'une nature lointaine et artificielle en écho aux fameuses, et obsolètes, allégories des ex-colonies françaises présentes sur le parvis.

Il y a une histoire de l'image grand format à Marseille, qui appartient à une mémoire collective récente et participe de la culture contemporaine, de Zidane faisant la pub d'une marque de sport à JR, en passant par une boisson gazeuse globalisée.
Par leurs dimensions et des situations identiques, tes images se confrontent-elles à cette dimension événementielle de l'image de communication ?

Les enjeux de la photographie sont aujourd'hui potentiellement très grands dans ce dialogue entre l'image et la ville. Il s'agit, très littéralement, de donner à la photographie une physicalité dans l'espace social. Pendant des siècles, le dialogue entre sculpture et architecture était exclusif.
Aujourd'hui, la photographie peut entrer en dialogue et même en équivalence avec l'architecture, à laquelle elle peut se substituer. L'image devient habitable. Elle nous renvoie à nos manières d'être dans la ville, au travers de rencontres et de nos pratiques de l'espace.

Ces images ne sont pas spectaculaires par ce qu'elles représentent, un paysage intérieur et mental, mais elles prennent par leurs dimensions une présence forte dans la ville.
Quelle est votre intention en réalisant cette translation paradoxale d'images de peu, subtiles, délicates, qui représentent des parcelles de beauté issues d'un quotidien partageable ?

Par cette stratégie du "gant retourné", dans le passage de la maison à la rue mais aussi du petit au grand, je souhaite engager un dialogue et non pas délivrer un message. Il ne peut pas y avoir de confrontation ou de concurrence.
Je souhaite seulement qu'il y ait une rencontre entre ces images et les citoyens, considérés plus en tant qu'acteurs de leurs vies que simples spectateurs. Mon intention s'arrête là : à ce moment où, dans leur regard, un imaginaire peut possiblement naître.

© Adagp, Paris