Point de suspension
Point de suspension
Par Leonor Nuridsany, 2022
La troisième exposition d'Hervé Bréhier à la galerie Louis Gendre est l'occasion d'affirmer l'importance du dessin et l'émergence de plus en plus assumée de la couleur dans son travail.
Sur le papier comme sur les objets sculptés, le dessin sort du plan où il a été tracé et fend l'espace à la rencontre des autres surfaces. Ainsi, les gestes de l'artiste, tantôt fugaces, libres, tantôt appliqués et répétés, produisent des tensions qui, comme des ondes, sont alimentées par les mouvements qu'elles provoquent elles-mêmes. On pourrait dire alors que les œuvres et l'espace de la galerie se déploient et se définissent au grès des vagues produites par ces ondes.
Est-ce pour cela qu'Hervé Bréhier crée les conditions de mobilité de ses œuvres ? Le papier, alourdi par la fibre de bois dont il est constitué, flotte à quelques centimètres du mur et frémit au moindre souffle qui l'effleure. On y perçoit des lignes tracées hâtivement mais consciencieusement au stylo Bic ; des parallèles qui quadrillent l'espace de la feuille, le définissent en le délimitant. Elles tissent des strates qui recouvrent et révèlent à la fois les formes et les couleurs qui tour à tour s'estompent et se manifestent. Difficile de savoir si la contrainte de la trame fait vibrer ce qu'elle recouvre ou si la liberté et l'amplitude du geste originel se nourrissent de ce cadre pour se dévoiler.
On retrouve ces entrelacs finement structurés dans l'œuvre textile d'Anni Albers ; comme elle, Hervé Bréhier joue sur tous les plans, et sort du cadre qu'il a lui-même délimité. Ainsi, les couleurs vibrent parce qu'elles se frottent à d'autres matières, à d'autres surfaces. Ici, l'apparente ordonnance de la composition prend vie quand l'encre du stylo bave et intensifie la couleur ou quand la pression de l'outil sur le papier se relâche laissant ici et là des trous, des ponctuations.
Plus loin, des branches recouvertes de graphite, posées sur des tubes de cuivre suspendus, nous maintiennent à distance tant l'équilibre est fragile. Or, les objets semblent avoir trouvé une certaine stabilité. Cet état, apparemment contradictoire, nous transpose alors dans un espace-temps que le circacien Yohann Bourgeois nommerait un « point de suspension » : un mouvement quasiment invisible entre l'ascension et la chute ; un temps étiré, une zone entre deux zones où le corps est en suspens. L'attention portée à ces objets en équilibre nous projette dans les territoires qu'ils ouvrent. On remarque l'éclat des branches recouvertes par le frottement du graphite. Leur aspect métallique s'accorde merveilleusement avec le cuivre qui les supporte, malgré le contraste des formes, sinueuses du bois, rectilignes du cuivre. Les lignes se croisent, les flux circulent.
Au sol, un tronc est sectionné en son milieu, recouvert de graphite à l'extérieur, parsemé de copeaux de crayons à l'intérieur. Une longue règle métallique supporte l'ensemble. Voyez, il est toujours question de dessin. Quant au bois, il est bien mort, il a été coupé, évidé. Il ne s'agit donc pas de lui redonner vie, même symboliquement, en le recouvrant de lui-même, mais bien ici de procéder en circuit. C'est le fonctionnement d'Hervé Bréhier : l'atelier se fond dans le lieu de l'exposition et les déchets provenant des matériaux et des outils sont réinjectés dans les œuvres. Cette circulation permet de visualiser le geste, le temps, le mouvement et les matières qui modèlent les pièces ; liées entre elles par un même fil conducteur.