Hervé Bréhier
Updated — 30/05/2024

Texte de François Durif

Texte de François Durif, 2019

Hervé,
Reprendre tout du début, c'est par ces mots empruntés à Ponge que j'ai clos ma précédente lettre, comme si j'avais le pressentiment que celle-ci passerait à la trappe. Entre-temps, tu m'apprends par un sms que tu as modifié le titre de ton exposition – silence, brillant – et, dans un email, hier matin, que tu ne retiens du texte adressé que la citation de Ponge par laquelle je l'ouvrais : Intérieur, extérieur / Le silence est le sable des bruits.

Tu m'incites à rentrer dans la métaphysique plus que dans la description du travail, à aller chercher les mots, le vocabulaire que tu déploies à travers la forme plastique, la sensualité de la matière, le silence de la matière, le son qu'elle dégage ou ne dégage plus.

Il me faut donc reprendre, sans pour autant répéter ou redire plus mal ce que tu cherches à exprimer avec le vocabulaire qui est le tien. Reprendre, dans le sens de « repriser ». Appliquer au texte-tissu que je raccommode ta façon de procéder : biffer les mots, les phrases, les raturer vivement, déchirer la feuille de papier et, avec les fragments d'un texte devenu illisible, recomposer le tout, lui donner une nouvelle forme.

Au mystère métaphysique, Francis Ponge préfère le mystère métalogique, en se rendant attentif aux mots, à leur épaisseur sémantique. Au monde muet des choses répond le monde concret des mots, au parti-pris des choses le compte-tenu des mots.

Allons, prenons le mot « silence » que tu me tends, qui conserve en lui le sens du mot latin silentium « absence de bruit, de paroles » et, au féminin, « repos, inaction, oisiveté ». D'un côté, tu me demandes d'écrire un texte sur ton travail, en usant de mots choisis, en mettant au jour ta façon de faire, et, d'un autre, tu me demandes de taire ou de mettre en sourdine ce que je sens et tente d'approcher avec les outils qui sont les miens. D'où mon recours à Ponge qui s'est attaché à écrire contre les mots, tout contre, en sachant que la parole ne se refuse qu'à une chose – à faire aussi peu de bruit que le silence.

Dans le silence-bruit de son atelier, il y a celui qui fait, défait, refait, en se tenant à une économie de gestes, en cherchant par là à laisser sourdre la qualité différentielle des objets dont il s'empare. À son établi, il y a celui qui écrit pour corriger sa pensée, en usant des mots des autres, en tentant de nommer ce qui se meut et se dérobe dans l'œuvre de l'un de ses pairs. Entre le geste du sculpteur et celui du scripteur, il y a le désir commun de dégager une forme vivante, vibrante, d'un bloc de matière inanimée – par soustraction ou par ajouts – jusqu'à ce que celle-ci tienne debout et produise à son tour un remous dans l'espace alentour. Silence, brillant. Briller par son silence, son retrait – bréhier, si je persiste à vouloir faire de ton nom un verbe. Ouvrir une brèche, fendre les choses. Si l'œuvre est l'intimité et la violence de mouvements contraires qui ne se concilient jamais, elle est lumière qui brille sur l'obscur, menacée à tout moment de se refermer sur l'opaque, le fond élémentaire. Double mouvement que l'on perçoit devant la surface galbée du pare-brise que tu as occultée d'une encre noire et striée d'un geste vif. Parer, séparer.

Ainsi, le regardeur perçoit la genèse de chacune de tes œuvres, cette alliance des contraires qui préside à leur venue. Elles apparaissent comme autant de moments d'une unité déchirée. Fragments qu'il ne lui reste plus qu'à déchiffrer, en se laissant lui-même traverser par ces courants adverses. Au moment de se frayer un chemin dans le dispositif mis en place, il gagnerait peut-être à se taire. Ce qui brille ne brille qu'un instant. Ce qui fait obstacle au regard le happe aussi bien. Ce qui disparaît dans l'objet usuel – sa matière, sa texture – apparaît dans l'œuvre – surface rendue sensible. Et toute œuvre d'art n'est qu'un seul et même rythme. Qui dit rythme dit contre-rythme, coupes. L'expression d'une colère sourde et le sillage brillant qui en résulte. Stries et scories. Bris et béance. Cri muet. Silence, bréhiant. Autant écrire à l'encre sympathique, presser un citron et approcher la feuille de papier d'une flamme dont la chaleur rendra visible l'écriture cursive.

© Adagp, Paris