Philippe Roux
Dé(s)génération n°1, février 2006
Entretien entre Philippe Roux, François Pierre-Jean, Jean-Baptiste Sauvage
François Pierre-Jean : Outre le diptyque, tu as recouvert de feuilles d'or ces petites pyramides. Qu'envisageais-tu provoquer par cette action, les rendre plus visibles ?
Jean-Baptiste Sauvage : D'abord, les sacraliser, si l'on peut entendre en ce terme un second degré. L'usage de la feuille d'or n'est pas anodin. En architecture, on la trouve aux plafonds des églises, sur les flèches des bâtiments publics, dans des endroits inaccessibles, ce qui n'est bien sûr pas le cas ici, où elle est proche du sol. On la rencontre autrement dans la peinture et surtout dans la sculpture, et je voulais par cet emploi souligner aussi la dimension statuaire de ces petites pyramides. Il y a ensuite un côté pratique : l'or, ne serait-ce que par sa manière de refléter la lumière, agit comme un aimant, attire puis capte l'oeil, ce qui conduit le passant à s'attarder, à regarder ces petits éléments pour une fois, la première peut-être, et, de là, à les voir d'une autre manière... Répulsive.
F.P-J. : L'éclat lumineux se retourne dans la fonction, c'est incisif : les dents en or sont là pour planter nos fesses.
J-B.S. : Oui. Mais il y a eu aussi la réaction des gens de l'agence, étonnante. Au dire d'amis qui ont surpris leurs commentaires, ils étaient plutôt ravis, voire fiers de cet embellissement dont ils n'étaient pas responsables.
F.P-J. : En effet, tu frises le paradoxe : ton discours tient du rejet, on attendrait donc qu'il s'accommode plutôt d'un acte destructeur, mais tu choisis comme argument de sur-embellir ces petites pyramides, de les vernir en quelque sorte.
J-B.S. : C'est ça, une couche de vernis - une couche de vernis qui dévoile par l'utilisation d'outils propres aux personnes qui génèrent ce genre de formes. User de tels moyens permet de provoquer, à un moment donné et au gré de quelques indices, un basculement de sens, sa mise en question du moins, tout en débordant celle du simple aménagement.
F.P-J. : D'une certaine façon, au lieu que ça reste un regard individuel appelant une action isolée, efficace en un sens, mais peu visible et momentanée, leur destruction, tu cherches à provoquer un regard sociétal - d'une société sur elle-même au travers de ses membres, disons ?
J-B.S. : Oui, et de surligner en l'occurrence certains détails mis en place insidieusement. En fait, partant du principe que je ne détruis pas ces petites pyramides mais que je les surligne, mon intervention ne permet pas au passant de s'asseoir mais l'amène à regarder ce qui ne le serait pas sinon et à s'arrêter dessus comme éléments d'interrogation. De plus, comme j'agis de manière anonyme, il ne peut se retrancher derrière une problématique particulière, telle ma (ou une) posture d'artiste, voire celle d'un individu X ; ça le renvoie à un état de fait, une société qui pense et produit ça. Celui qui regarde ne se dit pas « lui pense ça ; il produit ça ; il propose ça comme réflexion », mais « on pense ça ; on produit ça ; on en est quelque part responsable ».
F.P-J. : Si le regardeur ne peut penser l'intervention comme artistique, ni même l'intervention tout court, cela vient aussi du fait que le recouvrement à la feuille d'or aurait très bien pu être intégré dans le projet architectural, que cette application répond parfaitement à l'esthétique de l'immeuble, de sa façade, hormis sa fausseté.
J-B.S. : Oui, bien sûr, de fausses pyramides mais de la vraie feuille d'or.
Philippe Roux : La fonction de l'artiste, quand tu dis que pour toi c'est de surligner, est-elle de tendre à modifier un rituel ou un comportement social, du moins d'en faire prendre conscience ?
J-B.S. : La forme de langage que j'utilise est reconnaissable en ce sens qu'elle n'est pas repérable comme émanant d'une posture personnelle qui pourrait être celle de l'artiste, la mienne en l'occurrence. En cela, elle interroge davantage qu'une intervention précisant les tenants et les aboutissants au regardeur ; c'est plus complexe. Par exemple, quand je présente un projet de chaise électrique à énergie solaire à une biennale du design dont le thème est l'énergie renouvelable et le design écologique, ce n'est pas pour rien ; dans ce contexte, ça pose vraiment question. Exposé dans une galerie, le même projet serait envisagé d'emblée, et seulement, selon un second degré ayant trait à telle ou telle position d'artiste. Dans l'espace public, ça fonctionne de la même manière, le geste est moins repérable, on peut difficilement me l'attribuer, et néanmoins il pose les bonnes questions, à savoir : Quelle est la fonction première de tel élément dans le projet d'aménagement ? Qui l'a produit ? Pourquoi ?
P.R. : Tu as une façon très subtile, délicate, grave, de surligner en le sacralisant un déguisement dont la finalité est de contribuer à une répression du rassemblement et de certaines couches sociales qui ne font pas bonne figure avec le milieu, qui n'ont pas le look : des S. D. F., des gens en perdition, ou qui voudraient simplement être ensemble, discuter par exemple. Dans l'espace public d'aujourd'hui, on conçoit que ces gens-là sont de mauvais goût, mais, toi, tu leur redonnes, en même temps qu'à ce lieu, une certaine dignité, avec beaucoup de retrait, de distance, modestement.
Un des aspects du design contemporain, qui n'a cessé de se développer depuis 3 décennies, serait ce que certains appellent le relookage du monde. Celui-ci n'aurait plus à être regardé et devrait être masqué ; à défaut de le pénétrer, il faudrait le farder. Toute une dimension du design aurait ainsi pour fonction de séduire afin de taire une réalité beaucoup plus pernicieuse, que tu dis putassière, à savoir une réalité de contrôle.
J-B.S. : Pour développer la notion de déguisement, je parlerai de la façade de la banque qui reprend trompeusement des caractères de l'architecture classique, « respectable » si l'on veut. C'est un décor de faux marbre, en pierre reconstituée, une espèce de petite colonnade plaquée. Cette idée de décor m'interpelle quant à la vision que l'on a de l'aménagement parce que ce genre de maquillage peut s'étendre à tout un quartier ; je l'ai constaté à Marseille, à Lyon et dans bien d'autres villes.
Le design, compte tenu de l'importance qu'il prend, sous-entend le progrès. Celui-ci est attaché au beau puisqu'il est question de penser la forme. Et, sous couvert de ça, il fait preuve d'une parfaite impunité, en tous cas lorsqu'il s'applique à l'espace public, et devient l'outil du politique dès lors que celui-ci voudrait policer une finalité douloureuse. Bien sûr, il ne faut pas généraliser, d'autres préoccupations du design sont louables, mais cet aspect-là est vraiment pernicieux.