La vie, la mort, la vie et réciproquement
La vie, la mort, la vie, et réciproquement
Par Grégoire Damon, écrivain
In Aux lisières, catalogue d'exposition, Fondation Renaud, Lyon, 2024
Accéder au Fort de Vaise nécessite un certain sens de l’orientation et une bonne paire de jambes. Mais on en est récompensé à l’arrivée : le lieu, construit vers 1840 à des fins militaires et siège de la Fondation Renaud depuis 1970, offre un sentiment de sécurité hors du temps – élégant bâti en pierres jaunes entouré d’un rempart de même teinte, petite cour ponctuée de statues choisies avec goût, une haie, quelques arbres.
Un calme et une harmonie bien trompeurs : Lucas Zambon, lauréat 2024 de la résidence d’artiste de la Fondation, y travaille depuis mars. Titre du projet : « Aux lisières ». Ambition : Réinterpréter d’une manière toute nouvelle des œuvres des collections – à jeu égal avec ses très vastes archives photographiques personnelles.
Apparemment, cela implique d’aller et venir, grande silhouette dégingandée ployée sous les sacs de voyage, tasseaux de bois, rouleaux de toile, de s’enfouir dans les réserves de l’institution, de couvrir les murs de photos personnelles – beaucoup de photos.
Car « Aux lisières » mêle photo et peinture, en s’appuyant notamment sur les œuvres d’artistes patrimoniaux, tirées des réserves de la Fondation. Mais l’éclectisme ne s’arrête pas là : le projet a pris naissance dans un poème de Lucas, intitulé « Dénouement », paradoxalement le début de tout. Semblant faire écho à une période de vie particulièrement sombre, il se conclut toutefois par une invitation, doublée d’une proclamation : « J’habite la lisière ».
Mais la lisière de quoi ? De tout. Particulièrement de la vie et de la mort, aux lieux troubles où elles se mélangent. En tant que photographe, Lucas est un amoureux de tout ce qui vit, avec un faible pour le sauvage, les plantes et les animaux. Dans ce contexte, vie et mort, croissance et putréfaction n’ont rien d’oppositions binaires.
Prenons une fleur. (Si si, une fleur. Lucas prend souvent des fleurs.) On l’associerait volontiers à des natures mortes surannées. Le motif du cimetière n’est pas loin non plus. Mais justement : mourir c’est pourrir, c’est-à-dire devenir compost, puis, à nouveau, vie. Il aura fallu la vie et la mort d’innombrables organismes pour que pousse votre fleur : laquelle, avant de faner, sera volontiers butinée par des insectes, à leur tour éventuellement gobés par un oiseau de passage, non sans avoir entre-temps pollinisé à tout va…
Ces événements majeurs de l’histoire du monde se déroulent à chaque seconde autour de nous. Rien de plus extraordinaire – rien de plus banal. D’ailleurs, si on n’accorde qu’un regard distrait aux clichés de Lucas, c’est presque la banalité des sujets qui saute aux yeux. Visages un peu flous comme on en découvre dans son disque dur après une soirée arrosée, masques de carnaval, clichés de voyage, curiosités touristiques (Delphes, Epidaure, Samos, Ikaria, Rome, Lisbonne…), collines évoquant la randonnée pépère, chiens et vaches de hasard… nombre de clichés où il ne se passe rien.
Pourtant, si on se donne la peine de faire un pas en arrière et de regarder – vraiment regarder – ces images entretiennent un dialogue assez assourdissant. Ici, de charmants paysages champêtres se muent en bois impénétrables. Là, un taureau prêt à charger se change en bas-relief représentant un héros attaqué par un lion, puis en une statue d’Artémis ceinte de mystérieuses protubérances, puis, selon quel l’œil se déplace vers le bas ou vers la droite, en une ravissante paire de fesses ou une abstraction de fourrure sanglante... Plus loin, une heureuse erreur de développement révèle un chien de l’enfer. Ailleurs encore, des gros plans de fleurs et d’arbres fruitiers pris avec des gélatines sur le flash et/ou retravaillés au pinceau de telle sorte qu’on ne sait plus si on regarde une photo de peinture ou une peinture de photo.
Au milieu de cet apparent chaos, une présence familière pour qui a suivi l’artiste jusqu’ici : un lézard, pendu par la queue à une toile d’araignée. Photographié il y a quelques années, cet animal-totem a depuis été décliné dans tous les formats et selon toutes les techniques imaginables à travers les différents projets de l’artiste – comme un talisman ? Un compagnon ? Un confident ?
Tout n’est pas dit, et c’est là l’important : le hors champ, palpable, laisse une énorme place au mystère et à l’imagination. Par le pouvoir du seul mot « lisières », nous voici dans la zone des limites, des passages, de ce qui est ambigu, double et contradictoire.
Ne prenez jamais les mots à la légère. Le langage est magique. Par ailleurs écrivain et conteur, Lucas sait que c’est à l’orée des forêts qu’on rencontre les fées. Quand les loups se mettront à parler et les humains à cracher des grenouilles, parions qu’il sera le dernier à s’en étonner. Enfin, il n’oublie jamais que les histoires sont des organismes vivants, n’attendant que d’être racontées pour réapparaître, régénérées, parfois méconnaissables.
Ce n’est donc pas un hasard si « Aux lisières » en appelle aux œuvres des siècles passés. Mais pas n’importe lesquelles. Parmi les objets choisis dans les collections de la Fondation, nombre sont utilitaires – les dinanderies de Claudius Linossier, des bonbonnières, un âne de manège, à la lisière de l’art et de l’artisanat – lesquels portent en creux la trace des vivants et des vivantes qui en ont fait usage.
Mais que faire de ce qui est déjà une œuvre d’art ? Peut-être changer la distance, oser le macro et le flou. Plus qu’un effet de style, le flou est ici revendication : laisser toujours plus de place à l’incertain et au mystère.
Parmi ces œuvres patrimoniales, le travail d’Evaristo, réfugié espagnol ayant beaucoup peint la mémoire et le deuil, hante particulièrement « Aux lisières ». Au-delà des ponts thématiques, c’est surtout la matière qui attire l’artiste : épais aplats de bruns, gris, verts, de quoi entamer une belle conversation avec l’inspiration organique de Lucas.
Mais ce n’est pas tout. Les œuvres produites sont ensuite tirées sur bois ou sur toile, matériaux vivants. Sur bois, les photos acquièrent une présence physique indéniable, mais subissent aussi les accrocs de la matérialité, chaque veine, chaque nœud racontant la vie de l’arbre. Sur toile, les aléas du développement confèrent un rendu imprévisible.
Accepter ces imperfections, exécuter un numéro de funambule entre maîtrise et accidents, c’est embrasser ni plus ni moins que ça : la vie. Cela tient du manifeste.
Quand on pose la question des influences, Lucas ne se fait pas prier pour citer peintres (le Caravage, Caspar David Friedrich, Georgette Agutte ou Rothko) et photographes (Geert Goiris, Jeff Wall). Mais aussi cinéastes (Herzog, Lynch), auteurs de S-F et de fantasy (Tolkien, Le Guin), poètes (H.D.), philosophes (Federico Campagna, Nietzsche), chanteurs et chanteuses à textes… tout peut faire signe pour cet heureux propriétaire d’une curiosité intellectuelle insatiable.
En toute logique, on parle de Jodorowsky, ogre pluridisciplinaire : Lucas a beaucoup travaillé sur le tarot, qui a servi de base à son mémoire de Master. De même que l’alchimie et la symbolique médiévale. Ce qui se comprend, quand on pense à l’importance de la transmutation dans son œuvre.
Ainsi, notre lézard : animal-totem, confident, on l’a dit, évoque furieusement l’ouroboros, mais un ouroboros dénoué – ce qui nous ramène au poème inaugural – mais également le pendu du tarot, symbole d’arrêt de l’action, d’attente et d’acceptation... L’artiste révèlera volontiers que c’est à Herbeys, dans les Alpes, sa terre d’enfance, que la photo a été prise – ainsi un même signe double-t-il facilement un sens ésotérique d’une épaisseur intime.
Bien sûr, certains de ces sens multiples nous échapperont toujours. Ce n’est pas grave, Lucas ne cherche pas à imposer ses hautes réflexions sur la vie. Il préfère inciter à construire avec lui un monde mouvant, instable, aux lisières du réel et de l’imaginaire, où tout peut arriver : un endroit où vivre.
À nous de nous débrouiller avec ça.