Texts
Statement
Par Marc Desgrandchamps, 2024
Statement
Par Marc Desgrandchamps, 2024
Recoller les morceaux
Par Danièle Cohn, 2023
Silhouettes, catalogue de l'exposition monographique au Musée des Beaux-Arts de Dijon et au [mac] musée d'art contemporain de Marseille, 2023
Recoller les morceaux
Par Danièle Cohn, 2023
Silhouettes, catalogue de l'exposition monographique au Musée des Beaux-Arts de Dijon et au [mac] musée d'art contemporain de Marseille, 2023
Entretien avec Caroline Joubert
Catalogue de l'exposition monographique au Musée des Beaux-arts de Caen, 2017
Entretien avec Caroline Joubert
Catalogue de l'exposition monographique au Musée des Beaux-arts de Caen, 2017
« Il y a dans ce tableau un chien dont l'exécution est objet de curiosité, car cette effigie doit aussi au hasard, et pour une part égale, sa réalisation. L'artiste trouvait que, chez ce chien, il n'arrivait pas à rendre l'écume de l'animal haletant, alors que tous les autres détails le satisfaisaient, ce qui était fort difficile. En fait, ce qui lui déplaisait, c'était l'habileté technique elle-même : il ne pouvait en atténuer l'effet, bien qu'elle lui semblât excessive et trop éloignée de la vérité : l'écume avait l'air d'être peinte et non naturellement issue de la gueule. L'esprit inquiet et tourmenté, voulant obtenir dans sa peinture le vrai et non le vraisemblable, il avait bien souvent effacé, avait changé de pinceau, sans arriver en aucune manière à se contenter. Finalement il se mit en colère contre cet art trop perceptible et lança son éponge contre la partie du tableau qui ne lui plaisait pas. Or l'éponge remplaça les couleurs effacées de la façon qu'il avait souhaitée dans son souci de bien faire. C'est ainsi que, dans cette peinture, la chance produisit l'effet de la nature. »1
Cet extrait du texte de Pline sur la peinture a une grande résonance au-delà de la période et du milieu étudiés, c'est-à-dire ceux des artistes de la Grèce antique. Cette éponge jetée par le peintre Protogène pourrait l'avoir été par Francis Bacon. Il décrit une manière assez semblable de travailler dans ses entretiens avec David Sylvester2. Cette utilisation heureuse du hasard pointe un fait récurrent dans la pratique picturale qui est que pour bien faire il faut parfois ne pas chercher à faire. Cela pourrait être comparé à l'art zen du tir à l'arc où la détente, le non-vouloir saisir, le lâcher-prise s'avèrent être les meilleurs chemins vers le but qui s'identifie ici à la représentation de « l'écume de l'animal haletant ».
Caroline Joubert : Précisons que cette anecdote du chien écumant, relatée par Pline l'Ancien dans son Histoire naturelle (livre XXXV, 36) est un des passages que vous avez choisi d'illustrer dans le livre Fragments réalisé et publié par Michael Woolworth en 2014. Pline l'Ancien parle aussi des origines de la peinture, des couleurs, des progrès de l'imitation, des sujets et des genres, de l'habileté, des proportions, de la nécessité de connaître l'arithmétique et la géométrie, de l'excès de soin et de finition, de l'intervention du hasard, du jugement et du prix des œuvres. C'est tout à la fois une histoire de l'art, un traité de peinture et une promenade subjective à l'intérieur d'une pratique. Ce livre peut-il trouver encore un écho aujourd'hui ?
Marc Desgrandchamps : Oui, d'ailleurs une chose qui m'avait impressionné quand j'ai découvert ce livre est la façon dont les anecdotes rapportées par Pline se fondent avec un sentiment de choses vues aux couleurs de notre présent. Un texte est toujours une réinterprétation selon l'époque où il est lu. Cette réinterprétation ne va pas sans ironie quand Pline parle de la peinture comme d'un « art illustre jadis », des mots qui évoquent de manière inattendue le regard que certains de nos contemporains portent sur ce médium aujourd'hui. C'est assez encourageant car au vu de ce qui a suivi on peut supposer qu'il a encore un avenir si sa mort était déjà commentée sous l'empereur Vespasien ! Ce paradoxe temporel témoigne de la tonalité provocatrice et retentissante du texte de Pline, au travers des multiples faits et considérations qui l'émaillent.
Un diptyque que vous avez peint en 2016 montre dans un paysage désert une femme tirant avec un arc. La figure en action comme la matière même du tableau m'ont paru assez neuves. Est-ce que ce tableau marque un tournant dans votre œuvre ? Une tentative de réintroduire l'histoire dans la peinture, associée à une nouvelle manière ?
L'aspect des peintures s'est modifié depuis quelque temps. Cela n'est pas le fruit d'une décision soudaine mais l'effet d'un processus lent. Les figures apparaissent moins transparentes, la matière s'est asséchée et les coulures ont disparu ; ainsi la représentation s'affirme de manière plus dense. Cette densité construit des formes qui m'évoquent parfois la façon dont je travaillais quand j'étais jeune. Ce n'est pas un retour à l'identique, car il s'est passé des choses entre temps et l'on ne revient jamais au même lieu, mais il existe des similitudes. Cela me permet d'envisager certaines constantes, identifiables à des termes comme « monumentalité, contraste, antinomie du mouvement immobile, sinon perpétuel...». L'histoire ou le récit sont présents, mais demeurent dans un état elliptique, comme l'écho d'un bruit dont l'origine serait hors cadre ou hors champ, à l'image de cette femme visant on ne sait quoi en dehors du tableau.
On ne retrouve pas ces transparences et ces motifs fascinants qui dans beaucoup de vos tableaux contaminent la représentation, ce que vous appelez des « lapsus visuels »3... La peinture est au contraire franche et la composition épurée, très maîtrisée.
Sur ces tableaux les lapsus visuels sont des phénomènes qui surgissent quand la peinture très fluide, s'écoulant à la surface, produit des effets figuratifs involontaires. Contrairement aux lapsus langagiers immédiatement audibles, ils ne sont pas immédiatement visibles, du moins par moi, car c'est souvent un regardeur qui me les fait remarquer. Il existe une histoire de l'art de ces lapsus formels. La matière diluée n'en est pas uniquement la cause et l'on trouve de tels lapsus chez un artiste aussi linéaire et précis qu'Ingres, et ici je ne pense pas forcément à ses extravagances anatomiques mais plutôt à des figures produites par certains plissés de robe ou de turban. Du coup je ne suis pas certain que la matière plus sèche de mes peintures soit un gage d'éradication des lapsus. Même s'ils sont plus discrets, je crois qu'ils sont toujours là, tapis dans les feuillages, prêts à exploser à la vue de ceux qui sauront les reconnaître.
Votre peinture étant résolument figurative, il y a beaucoup d'éléments reconnaissables dans vos tableaux et en particulier beaucoup de figures humaines. Il est pourtant difficile de voir le lien qui les unit. On a beaucoup dit et écrit que votre peinture est sans récit, en dehors de toute logique narrative.
Oui, il n'y a pas de récit dans ces peintures, pas de récit dans le sens d'une anecdote, mais il y a souvent la possibilité d'une histoire que le regardeur peut être tenté de reconstituer. Évidemment je n'en ai pas la clé. Quand nous marchons dans la rue ou sur une plage il se produit des milliers de choses autour de nous. Nous sommes attentifs ou distraits, une voiture démarre, quelqu'un sort du magasin dont la vitrine nous attire, des enfants courent se jeter dans les vagues tandis que trois cavalières passent au galop, tous ces faits minuscules sont les indices d'une narration multiple et non dite. C'est un peu ce flux visuel que je veux restituer en isolant certains de ses aspects dans l'immobilité du tableau.
Vous avez exposé dans des galeries, des centres d'art, des musées d'art moderne et contemporain mais plus rarement dans des musées de beaux-arts. Est-ce une perspective plutôt stimulante d'accepter l'invitation du musée des Beaux-Arts de Caen ? De voir vos peintures accrochées, non pas à côté, mais dans une relative proximité avec une collection de peintures anciennes ? Et même d'entrer en résonance avec quelques-unes de ces peintures, ce qui est en partie le projet de cette exposition ?
C'est un projet très stimulant. Il y a bien sûr la collection que j'ai eu l'occasion de voir et d'apprécier mais, plus fondamentalement, l'opportunité de travailler en résonance avec deux tableaux du musée me permet de déplacer l'espace de mes peintures en introduisant de nouvelles sources iconographiques. Par exemple l'un de ces tableaux (Willem Schellinks, Paysage avec le mont Stromboli) figure un volcan en éruption dont je m'inspire à plusieurs reprises, introduisant une forme de tableau dans le tableau. Cela induit une distance avec la représentation, laquelle n'est pas issue de la réalité d'un volcan mais d'un volcan en peinture. Ce trouble du visible interrogé par la réalité de ce qui se montre ou se cache, est un des fils conducteurs de ma pratique.
On croise dans votre peinture des motifs empruntés à la sculpture antique ou à la peinture ancienne. Je pense par exemple à cette amazone du mausolée d'Halicarnasse, qui figure sur un diptyque de 20114, ou à cette femme agenouillée dans la partie basse de la Transfiguration de Raphaël, qui a migré sur une lithographie où elle est associée à une scène tirée d'un film de Jacques Doniol-Valcroze montrant plusieurs personnages sur une terrasse5, un rapprochement audacieux qui renforce l'impression de mystère. Ces citations dénotent-elles une relation intime avec l'art du passé ?
Je parlerais plus d'incrustations que de citations, l'amazone venant se fondre dans l'aujourd'hui de la scène représentée, à la rencontre d'une femme dont la démarche atemporelle est aussi une sorte de surgissement. Il y a là un espace qui pourrait être celui d'un labyrinthe du temps. C'est un peu cette notion de labyrinthe temporel qui caractérise la façon dont je regarde la peinture ancienne, dans la notion d'un passé infini et diffus où des œuvres issues de toutes époques et territoires me touchent ou m'indiffèrent. Il faut voir et revoir les œuvres, car nous changeons avec elles, et notre perception mouvante modifie la vision et l'esprit. C'est quelque chose d'extrêmement vivant et mobile.
Un tableau très récent, peint à la suite d'une visite au musée de Caen, est composé selon un principe semblable avec deux silhouettes venant de deux mondes différents. Une figure échappée d'une œuvre de Véronèse cohabite soudain avec une jeune pêcheuse de crabe.
Ce tableau est inspiré par la Judith et Holopherne de Véronèse présente dans les collections du musée. La jeune pêcheuse est une potentielle Judith. Elle tient un crabe ou autre chose mais cela pourrait être une tête humaine. Il y a une ambiguïté qui peut glisser vers l'horreur ou la barbarie dans la banalité d'une scène de vacances. Après cette évocation de Judith, j'ai peint sur l'autre panneau, car il s'agit d'un diptyque, la servante issue du Véronèse. Elle tient le sac caractéristique de son rôle et je l'ai jugée trop littérale, si bien qu'elle est en partie cachée par des troncs d'arbre, certains en lévitation avec une base invisible. Cette représentation de la servante se veut donc plus allusive que descriptive, sa présence sur cette plage produisant quelques distorsions temporelles.
Outre la Judith de Véronèse, un autre tableau a retenu votre attention au musée, une œuvre très différente par son sujet, son format, sa facture. Pourquoi ce choix de l'un et l'autre ?
J'ai déjà évoqué précédemment ce tableau de Schellinks qui est un petit paysage avec au fond un volcan. C'est son éclairage particulier, le contraste entre ombre et lumière qui sont venus à moi quand je l'ai découvert au musée. Je dis « venus à moi » car le tableau s'est comme illuminé à l'instant où je l'ai vu. Ces mots sont un peu emphatiques mais ils tentent de reproduire l'attraction ressentie devant certaines œuvres au premier regard. Ce qui m'a frappé dans le tableau de Véronèse, c'est le lampadaire au premier plan de la composition, le détail de cette colonne métallique m'apparaissant comme une césure dans la continuité de la scène, comparable à l'effet produit par la limite verticale entre les deux panneaux d'un polyptyque.
Dans votre atelier, j'ai vu de nombreuses peintures en cours ou achevées ainsi que des enveloppes posées au sol dont le contenu est assez disparate : dessins, cahiers, coupures de journaux, reproductions de tableaux, photographies. Ces enveloppes constituent-elles votre réservoir de motifs ? Comment se fait ce travail mémoriel dont parle Philippe Dagen ?6
Dans chaque enveloppe se trouvent des images déjà sélectionnées en vue de l'élaboration d'un tableau. Je travaille avec des ensembles visuels très variés, faits de photos prises par moi ou trouvées. Il y a des peintures qui se font à partir d'une seule image, mais la plupart sont réalisées à partir de sources diverses, et cela s'improvise aussi en cours de travail, rien n'est déterminé à l'avance. Il ne s'agit pas de retranscrire une photo en peinture car souvent le médium résiste à ce traitement. Le hasard et la matière ont ainsi leurs humeurs. Le travail mémoriel compose avec ces contraintes qui sont semblables aux difficultés rencontrées lorsque l'on cherche à évoquer certains souvenirs enfouis.
Le rêve, qui charrie ses propres images dans un flux ininterrompu, joue-t-il un rôle dans la composition de vos tableaux ?
La coalescence des images véhiculées par les rêves pourrait intervenir dans la façon dont j'envisage la scène du tableau. De même, la superposition de certains éléments hyperréalistes avec d'autres beaucoup plus incertains crée une ambiance onirique dont tout le monde a fait l'expérience. En tout cas je suis plus attentif à cet état que je ne l'ai été. Les rêves sont autant la matière de l'oubli que celle de la réminiscence, leur souvenir se dissolvant tellement au réveil que l'on a parfois l'impression de ne pas avoir rêvé. Sur mes peintures il y a souvent des étendues de vide semblables à des souvenirs de rêves dont il nous manque des pans entiers.
Le processus de création semble assez spontané mais il y a peut-être des croquis, des dessins ou des esquisses préparant chaque tableau.
Les changements d'une esquisse à un tableau, les repentirs, ce qui advient... Je ne travaille pas à partir de dessins. Je dessine mais c'est parallèlement à l'action picturale et sur d'autres motifs, contrairement aux gouaches dont les sujets recoupent ceux des peintures sur toile. Ce qui tient lieu en fait de dessins préparatoires pour les tableaux, ce sont des photographies. Les tableaux de petits formats peuvent être exploratoires pour d'autres de plus grands formats mais je ne les considère pas comme des études, ils ont leur autonomie. Chaque peinture est une improvisation, et si elle répond à une intention, voire à un programme, rien n'est figé, c'est le principe même de la mobilité des formes.
-
— 1.
Pline l'Ancien, Histoire naturelle, Livre XXXV, La Peinture, collection « Classiques en poche », Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 91.
-
— 2.
David Sylvester et Francis Bacon, Entretiens, introduction et traduction de Michel Leiris, Paris, Flammarion, 2013.
-
— 3.
« Des lapsus formels ». Entretien avec Jeanette Zwingenberger in Marc Desgrandchamps, collection « Les grands entretiens d'artpress », Paris, Artpress, 2014, p. 37-41.
-
— 4.
Le fragment du mausolée d'Halicarnasse, visible au British Museum (Londres), figure sur un diptyque de 2011 conservé au musée d'Art moderne de la Ville de Paris.
-
— 5.
Le tableau de Raphaël est conservé à la Pinacothèque de la Coté du Vatican (Rome). La lithographie, La Terrasse V, a été éditée en 2010 par Michael Woolworth. L'Eau à la bouche, le film de Doniol-Valcroze, date de 1959.
-
— 6.
« L'acte pur de la remémoration elle-même » dans le catalogue Marc Desgrandchamps, Paris musées, 2011, p. 25-29.
Marc Desgrandchamps. Les formes du temps.
Par Erik Verhagen
Catalogue de l'exposition monographique à la Fondation Claudine et Jean-Marc Salomon, Château d'Arenthon, Alex, 2013
Marc Desgrandchamps. Les formes du temps.
Par Erik Verhagen
Catalogue de l'exposition monographique à la Fondation Claudine et Jean-Marc Salomon, Château d'Arenthon, Alex, 2013