Niek van de Steeg
Updated — 06/11/2015

Le centre nerveux de la Fondation de la Maison de la Matière Première

Le centre nerveux de la Fondation de la Maison de la Matière Première
Par Jackie-Ruth Meyer, 2012
In Yellow Cake & Black Coffee, Semaine 36.12, n°311, Centre d'art Le Lait, Albi / Analogues - éditions pour l'art contemporain, Arles

Je me sens proche des philosophies qui supposent que l'espèce humaine n'a pas dit son dernier mot. Ainsi l'idée de « métamorphose » chère à Edgar Morin, me semble la bonne voie. Sa philosophie dépasse l'hégélianisme car elle substitue le dialogique à la dialectique, c'est à dire un principe qui unit deux principes antagonistes, qui devraient se repousser l'un l'autre, mais qui sont indissociables pour comprendre une même réalité. Stéphane Hessel 1

Avec la coproduction d'une œuvre en verre de Niek van de Steeg s'ouvre un partenariat inédit entre le Centre d'art Le LAIT et le Musée/Centre d'art du verre de Carmaux. Cette première édition a en effet pour intention de se renouveler, de façon libre, sans obligation de part et d'autre, avec divers artistes retenus par le Centre d'art et le Musée, selon les opportunités de leurs programmations, et selon l'intérêt que portent les différents artistes invités à un matériau longtemps considéré comme réservé à l'artisanat d'art sauf à être utilisé dans ses formes industrielles. Aujourd'hui les qualités intrinsèques du verre sont à nouveau susceptibles d'exprimer des intentions artistiques au delà de la décoration et de la valorisation technique qui le condamnent à une certaine préciosité révélant au mieux un savoir faire virtuose et, plus souvent, la vulgarité du kitsch commercial. Le moment est donc favorable pour le Musée et son projet, le développement d'une collection attractive par deux orientations, art et artisanat. Simultanément, ce partenariat incite le Centre d'art à initier un axe de recherche contribuant à l'émergence d'une particularité locale, appuyée sur des possibilités techniques et collaboratives propices à des créations singulières. Ce premier projet commun a permis également de donner une vocation inédite aux politiques territoriales régionales, dans le cadre du Pays de l'Albigeois et des Bastides, qui, malheureusement, ne semble pas être destinée à se répéter au delà de ce seul exemple : contribuer à la production d'œuvres qui inscrivent cette action dans la durée, pour un projet culturel et économique fort sur le territoire, dépassant l'immédiateté évènementielle, pour la constitution d'un patrimoine contemporain.

Niek van de Steeg, artiste hollandais de dimension internationale, « travaille sur le rapport entre l'art et la société, par une vision sur la construction, l'architecture et l'urbanisme, que l'on peut rattacher à une grande tradition dans l'histoire de l'art depuis les avant-gardes russes, à la recherche du modèle d'un nouveau monde » (Hou Hanru) 2. En effet Niek van de Steeg interroge le modèle social et les modalités démocratiques ; il met en actes la relation critique au système politique, économique et administratif en s'appuyant sur la transmission et la mise en commun des savoirs et la circulation libre des idées. Soit des modèles utopiques qui, contrairement aux pionniers de l'art moderne, n'espèrent pas faire table rase du présent et du passé pour déployer des alternatives révolutionnaires, mais tentent d'ouvrir ou de réparer des failles dans les processus sociaux et de proposer l'expérience visuelle et mentale d'altérités potentielles. Ses œuvres et ses expositions se construisent à partir de références architecturales, d'actualités industrielles ou urbanistiques, de contextes environnementaux, de visions politiques, culturelles et économiques, de savoirs faire techniques et, bien sûr, de réflexions sur l'art et sa réception. Niek van de Steeg recherche une adéquation avec le réel, des vérités à l'épreuve de leur contexte, le surgissement de lieux et de formes propices au partage de la pensée créatrice. Il crée là où il est, dans l'espace et le temps où il peut opérer, soit par l'art et par ses moments d'exposition publique. De ce fait ses installations ou dispositifs sont toujours à l'échelle de l'idée, c'est à dire de maquettes, potentiellement transposables dans l'espace public, ou dans l'environnement, à échelle réelle. Ces prototypes sont en général à dimension humaine, ce qui permet l'incarnation de la fiction et le déclenchement de son pouvoir sur l'imaginaire, par l'implication des corps, des postures et des dynamiques engendrées, guidées par le développement de récits et d'images. Voir des œuvres de Niek van de Steeg c'est être à l'intérieur de l'œuvre et des visions artistiques, sociales et techniques qui la constituent, c'est en faire l'expérience physique et sensible, c'est mettre le pas dans les processus d'élaboration des idées et activer les potentialités dialogiques et polysémiques qu'elles contiennent.

L'origine du projet pour l'exposition Yellow Cake / Black Coffee se trouve dans une mine d'amiante à Asbestos, au Canada, que l'artiste a visitée lors d'un séjour de travail à Montréal. Le nom de la ville est issu du mot anglais asbestos, amiante, principale ressource de la ville depuis le XIXe siècle. Son exploitation a généré en 1949 une gréve exemplaire de huit mois, qui a entraîné d'autres sites miniers à sa suite. En 1970, l'élargissement du cratère a provoqué les destructions massives d'habitations, du centre ville et de son patrimoine historique. Puis, face à la concurrence chinoise et à l'opposition internationale grandissante contre la poursuite de l'extraction de l'amiante, la production dans la mine Jeffrey a été diminuée et la principale usine fermée. En 2012 le gouvernement du Québec investit fortement pour une relance de l'exploitation. Cette histoire n'est pas sans en évoquer d'autres, semblables, dans de nombreux pays. Elle n'est pas sans rappeler l'histoire des mines de charbon, des grèves, de la construction du socialisme à Carmaux et de son épopée de reconversion économique toujours en cours. Selon Wikipédia, l'amiante blanc fait partie de la famille des minéraux du groupe des silicates appelée serpentine. Elle a notamment pour caractéristique d'être toxique pour la végétation des espaces où elle est présente. Elle peut se cristalliser en longues fibres. Elle est utilisée dans l'industrie pour les matériaux de construction, l'isolation thermique et électrique, notamment celles des centrales nucléaires. La serpentine, étymologiquement du latin serpentinus ou serpent de pierre, est aussi utilisée en joaillerie comme pierre taillée ou ornementale, omniprésente pendant l'Antiquité, elle l'est encore en Orient, notamment pour remplacer le jade.

Niek van de Steeg est fasciné par ce qu'il nomme « les sculptures de la société », les carrières de pierre, d'uranium, les mines de charbon ou d'amiante. Il considère que ce sont des « sculptures faites par l'industrialisation et donc par la collectivité » et il est intéressé par « rajouter quelque chose sur un territoire que l'homme a déjà sculpté ». Soit de participer à la métamorphose permanente des êtres et des choses et à leur inscription dans le paysage. La rencontre avec la mine d'amiante au Québec a ainsi conforté sa recherche sur les matières premières et sur les conséquences de leur exploitation industrielle ; puis elle a orienté son projet pour Albi où il évoque les utilisations, les transformations, les rêves et les dangers qu'elles suscitent. Par ailleurs les relevés photographiques de l'artiste sur le site ont fait ressortir les pistes, à l'usage des camions, disposées en lacets, qui se déroulent sur l'ensemble de la carrière. De la dénomination de la roche, serpentine, de l'apparition géologique et graphique d'un serpent dessiné au sol, lié à l'activité minière, dorénavant incrusté dans le paysage, en quelque sorte tatoué sur la peau de la terre, de la conscience de l'antagonisme entre bienfait social et destruction de l'environnement naturel, culturel et social, Niek van de Steeg a fait émerger une forme unifiée, aérodynamique, fictionnelle, qui se multiplie par divers matériaux et dimensions dans l'exposition. Une sorte de cristallisation du paysage, de l'activité humaine et économique et de leur lecture, inscrite dans des temporalités et des apparitions spatiales variables. Une transposition en réduction et en multiplication du sens produit par ce contexte emblématique, à partir des caractéristiques de la roche, matière première industrielle et ornementale, des images suggérées par son nom et des utilisations projetées. Sous sa première forme, que l'artiste met directement en relation avec des photographies du site, elle est réalisée en céramique. Puis elle apparaît dessinée, peinte, gravée, sculptée, découpée, colorée. Les couleurs primaires rouges, bleues et jaunes rappellent la force des utopies modernistes. Sous ces multiples aspects, elle rythme comme un leitmotiv la scénographie de l'exposition. Une répétition qui se développe pour se transformer sans fin. Réalisée en verre, par le duo de Maîtres verriers Glassfabrik, résidant au Musée/Centre d'art du verre, elle devient une concrétion transparente, un «trésor» qui focalise toute la séduction de l'hypothèse que sa matérialité chatoyante évoque, un objet - sculpture - maquette d'architecture ou d'ingénierie, centre nerveux de la Fondation de la Maison de la Matière Première, dont l'exposition Yellow Cake / Black Coffee, préfigure la structure. Une architecture visionnaire, à la fois ancrée dans le passé et déclinée au futur, reptilienne dans ses métamorphoses et rétinienne dans ses effets. Une ultime transformation la fait apparaître comme signal métallique à l'extérieur du centre d'art, au bout du mur d'accrochage, qui serpente entre la lumière et l'ombre, pour attirer le regard des passants et, par son énigme même, les avertir de la présence d'art.

  • — 1.

    Stéphane Hessel. Entretiens avec Nicolas Truong. L'Aube.

  • — 2.

    Interview de Niek van de Steeg par Hou Hanru. Semaine 36.12

© Adagp, Paris