Philippe Droguet
Updated — 14/10/2014

Texte de Yves-Michel Bernard

Texte de Yves-Michel Bernard, 1998

Catalogue de l'exposition Les paradoxes du réel, la réalité des utopies, Galerie Zacheta, Varsovie

Après ses études à l'Ecole des Beaux-Arts de Mâcon, Philippe Droguet va orienter son travail plastique vers une accumulation systématique de traces témoignant du basculement de notre siècle dans l'innommable.

En quelques mots, Philippe Droguet résume toute l'intensité dramatique de son travail et la radicalité de son choix : "Ma rencontre en 1989 avec un déporté fût décisive quant à l'orientation de mon travail. M'intéressant plus particulièrement à l'holocauste, l'organisation rationnelle et systématique de la mort, ma démarche s'articule autour de ce thème, au travers de la problématique du corps et de sa dégradation." Le propos est sobre, net, sans amplitude, à la dimension de cet engagement total et dévorant face à une réalité infranchissable de notre histoire.

Désormais, le travail va s'articuler autour de l'urgente nécessité d'un témoignage plastique à la dimension de cette "ignominie idéologique". C'est tout d'abord la recherche du matériau qui sera elle aussi sans concession dans la brutalité de sa fonction. "J'apprenais l'existence d'une collection d'abat-jour façonnés avec des peaux humaines tatouées... De l'abat-jour à la vessie, il n'y avait alors qu'un pas." Il le franchit donc et tente de fossiliser l'horreur dans cette ultime tentative de l'offrande du corps.

Dans le catalogue de son exposition au Château de Taurines durant l'été 1998, Philippe Grand écrit notamment :

S'il y a boucles, la vitesse les étire
cycles : celui du cercle de sang
- expressionnisme retenu, viennois soucieux du subjectile,
celui de l'unité carré-de-peau multipliée
- l'holocauste implicite, l'industrie,
celui du moulage,
cohérent, blanc et froid comme chair, et celui de la couleur montée au noir,
celui de l'encre écartelée
- entre tatouage et reflets,
celui du ventre
- cimaise poussant son plâtre plein-cadre et poussant poussant,
défigurant l'abstraction en ressemblance
sans que l'on puisse trancher entre graisse morte et conceptio, couper
lavielamort,
et celui, dernier, du marbre
dont les veines sont la vie figée.

Un an avant sa rencontre décisive, Philippe Droguet avait déjà "expérimenté" cette violente confrontation du corps au meurtre. Momifiant la stratification inexorablement régulière d'une peau perforée par une rafale d'arme automatique, Philippe Droguet relevait déjà cet ultime marquage de la mort.

Dans Transhumance, la fabrication systématique de modules vessie/châssis s'inscrit dans une logique quasi industrielle. Industrie "illimitée de la peau mise à nu où chaque tableau laisse apparaître son squelette en transparence".
Il est difficile de se soustraire à l'analyse brutale de Philippe Droguet lorsqu'il évoque son travail sans doute parce que la métaphore plastique saisit notre corps tout autant que notre regard. Il nous est impossible en effet de contempler cette vessie tendue sur châssis comme substitut de la toile sans penser que cette apparente abstraction de la matière n'est pas aussi la cartographie complexe de notre corps.
Puis vient cette trace noire que l'on n'ose imaginer dans sa profonde réalité : ce sang, habituellement rouge vermillon dans les tableaux dramatiques des épopées romantiques, ce sang est ici noir "sédimenté en strates successives, lentement jusqu'au noir", onirisme triomphant dans sa transcendante réalité car "chaque tableau laisse apparaître son squelette en transparence".