Ce que racontent les arbres d'Alep
Ce que racontent les arbres d'Alep
Par Martine Dancer-Mourès
Pour l'exposition de Rajak Ohanian, Galerie Albert Baronian, Bruxelles, 2018
Dans les photographies en noir et blanc, Rajak Ohanian s'enquiert sur Ce que racontent les arbres d'Alep. Sur le papier photographique, des signes vagabondent, englués sur fond d'écorce d'arbres vraisemblablement aujourd'hui détruits par les ravages des combats qui sévissent depuis 2012. La série résonne comme un écho assourdi à la situation bouleversée et bouleversante de la reviviscence depuis 2015 des flux migratoires d'hommes, de femmes et d'enfants fuyant la guerre vers le continent européen.
Ce travail photographique s'inscrit dans un retour dans le passé, déjà entrepris dans la série Alep 1915, Témoignages... en 2005-2006. Quelques cent ans après les événements en Anatolie, né à Lyon, élevé au sein d'une communauté arménienne, un fils est parti sur les traces d'un père orphelin déporté dans une des plus anciennes villes du monde. Celle où se côtoient influences persanes, asiatiques, ottomanes, européennes... Ce périple aurait pu graver des images terribles dans les yeux d'un enfant. Mais,
On sait que la mémoire est infidèle. Elle oublie. Elle confond. Elle se trompe sur le contexte. Elle altère ou transpose les situations. Les détails disparaissent. 1
Les rues d'Alep, les pierres, les escaliers, se sont, témoins imparfaits, dérobés devant les interrogations de l'artiste. Alors, comme Paul Klee, Rajak Ohanian a affiné, simplifié sa quête :
Le dialogue avec la nature reste pour l'artiste, une condition sinequa non... Il n'y a pas à rabaisser la joie qu'inspirent les voies nouvelles ; mais le vaste champ de la mémoire historique doit nous garder d'une recherche convulsive de la nouveauté aux dépends du naturel. 2
Le naturel, Rajak Ohanian s'y ressource avec cette nouvelle série d'œuvres photographiques. II nous avait déjà envoutés avec Métamorphoses I (Littoral breton), où, devant un monde minéral et aquatique, il composait d'énigmatiques et somptueux paysages. Pourtant, comme l'a si justement écrit Annie Le Brun, il s'agissait « des pierres, de l'eau, des reflets » 3. A Alep, sans nullement se préoccuper de leurs différentes essences, Rajak retourne vers ceux qui sont les ultimes témoins du passé : les arbres. Peut-être parce que « des illusions sont répandues dans les parcs. Ce sont les masques de la réalité qui la recouvrent et qui s'y substituent. » 4 Comme il lui fallait aller au-delà de l'illusion, sans doute a-t-il choisi très simplement d'interroger l'écorce des arbres. En fin amateur de Caillois, il sait pouvoir s'approprier « Les signes dispersés qui composent l'écriture... [des écorces] qui invitent l'esprit à en chercher d'autres qui les répercutent. » 5
Le second voyage à Alep s'est imposé à l'artiste parce que : « Le poids de l'histoire écrase les hommes, et les hommes veulent continuer à vivre » 6 Dans Alep, c'est la recherche pendant son premier séjour qu'il a voulu tout entière contenue dans la superposition de l'image et du texte, dans la juxtaposition de l'écrit et de l'image pour transcrire au plus près ce temps oublié dans cette ville où un orphelin de onze ans a survécu à la violence de la déportation hors de la Turquie, victime innocente, privée de famille, de terre. Rajak Ohanian lui-même a été très tôt confronté à la lutte contre l'adversité ; il lui a opposé cet impératif : dominer les écueils et vivre. En 2011, il est retourné sur les pas de son père, juste à temps, avant un nouveau martyr de la ville. Sa quête, ce voyage sur des précédents qui ne sont pas les siens, il les conçoit tout naturellement dans ce qui importe :
La grandeur de l'art véritable ... (est) de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons, de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. 7
Cette exigence sous-tend sa trajectoire et ses focalisations sur des sujets qui le captivent. Dans les titres des différentes séries revient le plus souvent le terme portrait : Portrait d'un village - Sainte Colombe en Auxois, Portrait d'une banlieue - Notes venissiannes, Portrait d'une ville - À Chicago, Portrait d'une PME. A chaque série, il consacre deux ou trois années. Mais il a aussi recherché – chaque fois qu'une occasion se présentait – et saisit parfois au vol, des portraits de Jazzmen, d'écrivains, d'artistes : Gaston Bachelard, Roger Vaillant, Bernard Noël, Bram van Velde. Il rappelle que la coutume des portraits de famille lui a fait découvrir la pratique photographique : parents et enfants groupés devant l'objectif lors d'évènements familiaux afin d'immortaliser la filiation. Puis, c'est le Voigtländer échangé par son frère Varoujan dans une base américaine qui décide de sa vocation. S'il se forme à la technique dans deux ateliers de photographes lyonnais, ce que pouvait lui apporter ce médium, il le découvre dans une exposition de Blanc et Demilly à Lyon. Et depuis, de manière totalement indépendante, sans pignon sur rue, il se consacre exclusivement à la photographie.
Ce que racontent les arbres d'Alep, c'est ce qui a résisté à l'érosion du temps. Au-delà des apparences, Rajak Ohanian contraint le regard à s'appesantir sur des plages silencieuses, choisies sans souci d'élégance ou d'artifice. La surface est érodée, sans magnificence. L'œil se perd devant les incisions devenues lacis noirs indécis, imprécis. Des nodules, des bourgeonnements, des graffitis dissous dans la matière, se détachent sur les fonds cendrés rectangulaires, le plus souvent traités à l'horizontal. Ces écritures brouillées, incertaines, sont-elles le fait d'un processus naturel ou le résultat de la main humaine ? Nous y cherchons l'écriture : « Elle a été le moyen privilégié d'un extraordinaire contact muet entre les générations. » 8 Et c'est exactement ce qu'a voulu capter l'artiste. Il a choisi un temps d'arrêt devant ce qui précède écriture et sculpture. Cela rappelle les longues incisions des calames sur les tablettes cunéiformes de l'ancienne حلب, Ḥalab, plus tard de Βέροια Beroia, puis Alep. Les écrits sur bois y ont été effacés par le vent et la pluie. Les photographies énigmatiques de Rajak Ohanian nous confrontent à ce que « tout signe inscrit dans le sable, l'argile, ou le bois suppose l'existence et la conscience d'une trace, si discrète ou si ténue qu'elle soit. » 9
De son père, il se souvient que lorsqu'il trouvait au sol un fragment de papier portant une écriture, il le plaçait soigneusement dans un endroit protégé. Ce respect lui avait été inculqué très jeune, soit l'héritage d'une tradition qui accordait une grande importance à l'écrit. Les murs des églises ou lieux de rassemblements arméniens ont longtemps accueilli – à cru – sans apprêt des textes qui ont été religieusement protégés.
Sur les écorces des arbres viennent s'inscrire les multiples vicissitudes de tous ordres. Les effets erratiques évoquent « L'édifice de l'univers [qui] apparaît à l'intellect qui le contemple, comme un labyrinthe présentant quantité de voies ambigües, de ressemblances trompeuses de choses et de signes, de spirales et de nœuds entremêlées compliqués. » 10 Cela n'offre aucune explicitation plausible à la lente métamorphose qui s'est irrévocablement figée sur le papier photographique de Rajak Ohanian. Sur des fonds grisés, se jouent de concert absence et présence. Absence quand des surfaces noircies aux contours indécis indiquent qu'elles ont résisté et qu'elles se surimposent au manque de matière. Présence quand une figure reconnaissable se détache : un graffiti dans un carré, un cœur... Curieusement, les figures cicatricielles sur le papier évoquent certains des tableaux de la série des Gilgamesh de Willi Baumeister inspirés par le poème sumérien de l'épopée de Gilgamesh, du début du IIème millénaire, soit la « première grande épopée de la littérature mondiale. » 11 Œuvres réalisées alors que l'artiste s'était replié sur le passé pour résister 12, car « progresser sans but apparent est la plus haute manifestation de toute vie ».
Gilgamesh, où donc cours-tu ? La vie que tu poursuis, tu ne la trouveras pas. Quand les dieux ont créé l'humanité, c'est la mort qu'ils ont réservée aux hommes. 13
Il ne reste donc plus aux survivants qu'à interroger les arbres, premiers réceptacles des signes ; ils ont précédé les menhirs et les stèles ourartéennes et chrétiennes auxquels ont succédés ensuite les Khatchkars, pierres à croix de la tradition arménienne. Quand les arbres ont été épargnés par les combats, à nos yeux, ils demeurent les ultimes témoins, puisque ériger stèles et Khatchkars n'est plus de mise.
Par la magie de la lumière dans ces photographies, paraît ainsi une écriture née des mélanges de scarifications ou de ravinements, soit le mixage entre les effets naturels et les inscriptions humaines. Ce que nous racontent les arbres d'Alep est la conjugaison de l'histoire naturelle et de l'histoire humaine. Le doute existe devant chaque figure apparemment reconnaissable : est-ce la main d'un homme qui l'a tracée, ou les effets de la nature en sont-ils la cause. L'indécision demeurera. Mais n'est-ce pas là, à ce mystère qu'a voulu se confronter Rajak Ohanian.
Il est un univers, celui des confuses aspirations de l'âme, de ses convoitises, de ses déceptions, qu'une irréductible obscurité préserve du danger d'être résorbé. Les mots ni les images ne peuvent cerner exactement ces réalités intérieures qui n'ont ni forme ni stabilité qui défient la description et le dessin. A leur égard, la périphrase est de rigueur. Pour acquérir plus de familiarité avec elles et pour en susciter la nostalgie chez autrui, il est nécessaire de recourir à une langue intermédiaire et d'user d'un mode de connaissance qui, plus que celui dont l'apôtre entretint les corinthiens, mérite d'être défini comme la vision d'une énigme reflétée dans un miroir. 14
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— 1.
Roger Caillois, L'écriture des pierres, les sentiers de la création, Albert Skira éditeur, 1970, p. 26.
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— 2.
Etude de la relation Théorie-Praxis de 1900 à 1924. Chemins d'étude de la nature. Cf supranote 12, N°3, trad. Française. Théorie de l'art moderne, p. 43. Cité in Constance Naubert-Rieser. La création chez Paul Klee. Klincksieck esthétique, Paris 1978.
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— 3.
Annie Lebrun, Aux bardes de la frontière, p.1, in Métamorphoses I, Bretagne, 1993.
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— 4.
Jurgis Baltrusaitis, Aberrations, Quatre essais sur la légende des formes, Collection Jeu savant dirigée par André Chastel. Editions Olivier Perrin, Paris 1957, p. 5.
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— 5.
Roger Caillois, L'écriture des pierres, les sentiers de la création, Albert Skira Editeur, 1970, p. 26.
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— 6.
Jean-Pierre boulé, Arnaud Genon, Hervé Guibert. L'écriture photographique ou le miroir de soi. Presses Universitaires de Lyon. Avril 2015, p. 25.
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— 7.
Marcel Proust, Le Temps retrouvé in A la recherche du temps perdu, Georges Flammarion, 1986, p. 289-290.
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— 8.
Alain Schnap, La conquête du passé, Aux origines de l'archéologie, Editions Carré, Paris 1993, p. 22.
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— 9.
Alain Schnap, La conquête du passé, Aux origines de l'archéologie, Editions Carré, Paris 1993, p. 65.
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— 10.
Préface à l'Instauratio magna (1620) in Umbero Eco, De l'arbre au labyrinthe, études historiques sur le signe et l'interprétation, Biblio Essais, p. 65.
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— 11.
Will Grohman, Willi Baumeister, sa vie son œuvre, Editions de la connaissance s.a., Bruxelles, p. 90.
- — 12.
- — 13.
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— 14.
Roger Caillois, Au cœur du fantastique, NRF, Gallimard, Paris 196, p. 171.