Texts
Texte by Benoît Lamy de la Chapelle
Translated by Lucy Pons, 2016 (excerpt)
Texte by Benoît Lamy de la Chapelle
Translated by Lucy Pons, 2016 (excerpt)
White cube, blue note
Par Annabel Rioux, 2013
Pour l'exposition Blind Lemon, Néon, Lyon
White cube, blue note
Par Annabel Rioux, 2013
Pour l'exposition Blind Lemon, Néon, Lyon
Si la pratique de Sébastien Maloberti est nourrie par de longues heures de recherches et de documentation, les œuvres qui en résultent frappent cependant par leur retenue, leur refus d'un quelconque bavardage. Mais en entrant dans l'exposition Blind Lemon, il est sage de ne pas se fier aux apparences, ou tout au moins, aux premières impressions. La plupart des formes et objets qui la composent s'inscrivent dans un registre minimal sans cesse ramené dans le champ du fait main, de l'accident, par de subtiles interventions peintes ou par l'introduction ponctuelle de matériaux à l'aspect brut et vieilli. L'art de Sébastien Maloberti est fait de dissonances. Ces dissonances vont jusqu'à jouer avec notre perception : ainsi Beale Street se compose de trois panneaux d'acier laqué dont le traitement les fait apparaître comme des feuilles de carton usées par le temps. Big'Ol (Yellow) est un scan agrandi d'une feuille craquelée et froissée, qui ne cherche cependant pas à faire illusion : proprement accrochée dans son cadre, laissant apparaître les bords blancs du scanner, elle est assumée comme un artefact, et non un quelconque vestige trouvé par hasard.
L'affiche semble être un format de référence récurrent dans l'exposition, et il importe de la considérer dans tous ses aspects : son matériau de base, le papier, mais aussi les formes qu'elle peut prendre - ainsi les bords arrondis de The Monarch ou des fines marges de The 30th Song. L'affiche est aussi un format spécifique dans le rapport qu'elle entretient avec l'espace environnant, puisqu'elle est vouée à être disséminée dans les rues, elle est étroitement liée à notre perception quotidienne de l'architecture.
Blind Lemon pourrait être qualifiée de mutique, l'image en est quasiment absente, ainsi chaque œuvre s'inscrit pleinement dans l'espace concret de la galerie, faisant de l'exposition une œuvre totale. La plaque d'acier, élément récurrent, agit comme un leitmotiv donnant rythme et unité à l'ensemble. Les œuvres composées de ces plaques, en particulier The Monarch, apparaissent à l'artiste comme des "maquettes", architectures dépliées, espaces potentiels plutôt qu'images. Entre les deux premières salles, la porte découpée grossièrement à la scie sauteuse marque cette importance accordée à l'espace et à la perception corporelle qu'en a le visiteur, l'œil attiré par cet insaisissable palier.
Le mutisme de Blind Lemon témoigne d'un désir de faire œuvre sans narration ni représentation. Mais Sébastien Maloberti ne cherche pas à composer un système fermé et totalisant : si la plaque d'acier forme le module de base de la majorité des œuvres, il s'en écarte à plusieurs reprises, cultivant les dissonances évoquées plus haut. C'est par leur intermédiaire qu'émerge le champ de références qui constitue le terreau de Blind Lemon : le blues. Ainsi, les titres des œuvres, loin d'être des clés d'explication de chacune d'elles, forment un faisceau d'indices nous projetant dans des espaces lointains, au Sud des États-Unis, il y a un siècle, auprès des descendants d'esclaves noirs devenus musiciens, errant de village en village, subissant toujours une violente ségrégation. Beale Street désigne par exemple une rue de Memphis considérée comme l'un des berceaux du blues, aujourd'hui devenue une attraction touristique, et sur laquelle se trouve le Monarch Club, connu pour son histoire sulfureuse. 1
Dans un essai paru en 2012 2, le chercheur Philippe Paraire se demandait dans quelle mesure l'esprit du blues était parvenu à infuser la société contemporaine, comment il avait pu, depuis les champs du Sud des États-Unis, atteindre la jeunesse urbaine de la vieille Europe :
« Mais qu'y a-t-il donc dans les paroles et la musique de ces musiciens vagabonds qui puisse convenir à la mentalité contemporaine, d'apparence si éloignée (pour ce qui est de son environnement concret) de la morne plaine mississippienne il y a un siècle ? Précisément, une situation comparable : la fin de l'espoir dans la croissance et le progrès indéfinis, la perte de confiance dans les grands systèmes collectifs de lutte (les partis, les syndicats), l'impression généralisée d'impasse, de déclassement, le tout laissant la place à un désir de fuite (...). » 3 Cet esprit du blues, Paraire le définit comme une « errance active et solitaire », une « éthique du flou, de l'incertitude, de l'aléatoire ». Mais il se traduit aussi formellement : le blues rural originel est en effet une musique d'autodidactes, qui ne s'appuie pas sur des compositions sophistiquées et laisse une large place à l'improvisation - un type d'improvisation qui a plus à voir avec le mode de vie "au jour le jour" des bluesmen vagabonds que les virtuosités savantes du jazz. Dans les textes, nombreuses sont les évocations de l'errance géographique, de lieux que l'on quitte où que l'on aspire à retrouver.
« Oh, come on baby, don't you want to go ?
Back to the land of California, sweet home Chicago ! »
Ce vers extrait d'un standard de Robert Johnson, dont l'ambiguïté géographique suscite encore aujourd'hui de nombreux débats (Chicago étant dans l'Illinois), résonne étrangement avec l'œuvre Lost in Chakigo de Sébastien Maloberti : elle doit son titre à une chanson improvisée par un comédien amateur psychotique, aperçue par l'artiste dans les rushes d'un documentaire en cours de montage 4 - une improvisation qui allie à l'errance géographique celle de l'esprit.
The 30th Song fait directement référence à Robert Johnson, dont la légende dit qu'il aurait acquis son talent de guitariste en livrant son âme au diable. Sa 30ème chanson aurait bel et bien été enregistrée mais a mystérieusement disparu. Le titre Walkin' / Walk-in signifie clairement le déplacement, et contribue à appuyer la dimension spatiale de l'exposition, mais cette œuvre n'évoque pas tant la terre foulée par les musiciens sous un soleil de plomb, que le velouté de l'eau du Mississippi. Le terme "walk-in" désigne aussi l'irruption d'une nouvelle âme dans un corps, venant, selon les conceptions, remplacer ou cohabiter avec l'âme déjà présente - comme si derrière ce terme a priori anodin se profilait le fantôme de Robert Johnson s'apprêtant à revenir sur Terre.
Au-delà des titres, deux œuvres agissent comme des dissonances dans la mesure où elles font image : Big'Ol s'inspire du drapeau sudiste, symbole ambivalent de rébellion et de conservatisme, aujourd'hui décliné en une multitude d'accessoires identitaires. Tools of Blues est ce qui, dans l'exposition, s'approche le plus du vocabulaire formel de la musique : la corde de piano tendue sur un arc reprend la forme de l'umakweyana, instrument originaire d'Afrique et qui, dans le Sud des États-Unis, a donné naissance au diddley bow, simple corde tendue sur une planche et surélevée par une bouteille, avec lequel nombre de bluesmen se sont initiés à la musique.
Memphis, situé près du delta du Mississippi, doit son nom à la cité égyptienne qui se trouvait à l'entrée du delta du Nil. En écho à son antique homonyme, on construisit en 1991 un colossal stade en forme de pyramide, nommé Pyramid Arena. Ce grand écart culturel, géographique et temporel, vient relativiser la distance nous séparant des premiers bluesmen, et illustre la fascination qu'exercent sur l'homme les formes géométriques élémentaires. La pratique de Sébastien Maloberti témoigne, à une échelle certes plus modeste, d'une semblable appropriation de références culturelles, d'une circulation permanente de formes et de savoirs à travers lesquels transitent des préoccupations existentielles singulières. La blue note, qui caractérise le son si particulier du blues, pourrait peut-être incarner cet équilibre délicat entre un désir commun d'absolu et les fléchissements, les ruptures, les décalages qui rythment les trajectoires individuelles.
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— 1.
Le Monarch Club était surnommé "The Castle of Missing Men" car les corps de ceux qui y perdaient la vie (chose fort fréquente) étaient directement évacués chez le croque-mort voisin.
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— 2.
Philippe Paraire, Philosophie du blues, une éthique de l'errance solitaire, les Éditions de l'Épervier, 2012.
- — 3.
- — 4.