Dispositions infantiles
Dispositions infantiles
Catalogue de l'exposition Manifeste Ductile, Carrés des arts, Paris, 1996
Il y a des règles auxquelles les enfants sont contraints d'obéir et les règles qu'ils s'imposent eux-mêmes. Parmi ces dernières, une règle qu'ils s'imposent sur le chemin de l'école et qu'ils observent avec une rare application, concerne leur déplacement, la forme de leur marche : à chaque pas, le pied doit se poser sur un des joints de ciment qui scellent les pierres du trottoir. Leurs enjambées doivent donc s'accorder aux différentes longueurs des pierres, ce qui accélère ou ralentit leur allure.
Cette activité pédestre révèle la merveilleuse disposition de l'enfant envers les choses telles qu'elles sont. Elle exige une grande tolérance et une généreuse acceptation de l\'accident. L'enfant doit savoir, par exemple, passer outre les obstacles géographiques ainsi que les rencontres éventuelles (passants, signalisations, etc.) et reprendre le jeu là où la règle est de nouveau applicable. Un accident de parcours peut, sans dénaturer le jeu, renverser la règle en son contraire, soit : marcher sans que les pieds se posent sur les joints de ciment qui scellent les pierres du trottoir. Où l'on voit bien que l'enfant s'intéresse aux éléments matériels du sol (les joints, les pierres, les rainures du ciment bouchardé, les bandes peintes des passages pour piétons, voire les flaques d'eau) non pas comme éléments qu'il affectionne en particulier mais pour la partition qu'ils proposent. Partition extrêmement concrète, inspirée de multiples contraintes : écoulement des eaux, qualité du sous-sol, habitudes des riverains, etc. Très loin du «ciel» promis au gagnant du jeu de la marelle, ce jeu n'a d'autre but que de mieux approcher les motifs qui l'ont fait naître. Contrairement à la figure conventionnelle qu'on retrouve souvent, dessinée à la craie sur le sol des cours de récréation, ce jeu sans nom, qu'on ne peut désigner, se découvre en même temps que sa règle s'élabore. Si on l'interroge sur ce qu'il fait, l'enfant décrit ce qu'on lui voit faire strictement. On retrouve là, sans que ce soit véritablement une surprise, tout le charme obstiné des œuvres des premiers artistes conceptuels dont la forme se confond aussi avec leur énoncé. Par exemple cet énoncé de Sol Le Witt : tous les points architecturaux reliés par des lignes droites qui permet d'exécuter un dessin mural dont les traits relient effectivement tous les points architecturaux du lieu d'exposition. C'est encore la même forme d'apparition qu'on apprécie dans « les auto-définitions de J. Kosuth qui se limitent délibérément à leur énoncé, véritables objets parfaits qui accomplissent leur programme à 100% » comme a bien voulu croire un critique. Par exemple : Five words in yellow neons décrit strictement les cinq mots en néons jaunes qu'on voit sur les murs du lieu d'exposition. Ces deux exemples d'œuvres conceptuelles s'accordent parfaitement avec l'activité infantile péripatéticienne « sans intention » dirait Sol Le Witt, où n'est dévoilé que ce qui est là.
Les lecteurs avisés objecteront que l'enfant n'énonce rien, qu'il ne conceptualise pas et que de toute façon il n'agit pas dans le contexte de l'art. C'est vrai qu'il ne projette rien, qu'il n'affiche rien, qu'il ne signe rien. Sa marche ne laisse aucune trace, néanmoins elle est un modèle qui se transmet depuis des générations. De ce point de vue, elle répond aux exigences que formulait J. Kosuth dans un texte très célébré (L'art après la philosophie) : 'l'art "vit" à travers l'influence qu'il exerce sur un autre art et non pas en existant comme résidu physique des idées d'un artiste.' Précisément, la marche de l'enfant qui s'accorde aux motifs rencontrés sur le trottoir, est une forme qui perdure sans être conservée. Comme l'artiste dont le devoir est de répondre aux questions que personne ne pose, l'enfant résout un problème que personne ne lui a posé. C'est la grande leçon de cette école péripatéticienne sans maître où aucun disciple n'a le souci de distinguer le cas particulier de l'espèce où chacun part du réel pour mieux s'y maintenir.
Catalogue de l'exposition Manifeste Ductile, Carrés des arts, Paris, 1996
Il y a des règles auxquelles les enfants sont contraints d'obéir et les règles qu'ils s'imposent eux-mêmes. Parmi ces dernières, une règle qu'ils s'imposent sur le chemin de l'école et qu'ils observent avec une rare application, concerne leur déplacement, la forme de leur marche : à chaque pas, le pied doit se poser sur un des joints de ciment qui scellent les pierres du trottoir. Leurs enjambées doivent donc s'accorder aux différentes longueurs des pierres, ce qui accélère ou ralentit leur allure.
Cette activité pédestre révèle la merveilleuse disposition de l'enfant envers les choses telles qu'elles sont. Elle exige une grande tolérance et une généreuse acceptation de l\'accident. L'enfant doit savoir, par exemple, passer outre les obstacles géographiques ainsi que les rencontres éventuelles (passants, signalisations, etc.) et reprendre le jeu là où la règle est de nouveau applicable. Un accident de parcours peut, sans dénaturer le jeu, renverser la règle en son contraire, soit : marcher sans que les pieds se posent sur les joints de ciment qui scellent les pierres du trottoir. Où l'on voit bien que l'enfant s'intéresse aux éléments matériels du sol (les joints, les pierres, les rainures du ciment bouchardé, les bandes peintes des passages pour piétons, voire les flaques d'eau) non pas comme éléments qu'il affectionne en particulier mais pour la partition qu'ils proposent. Partition extrêmement concrète, inspirée de multiples contraintes : écoulement des eaux, qualité du sous-sol, habitudes des riverains, etc. Très loin du «ciel» promis au gagnant du jeu de la marelle, ce jeu n'a d'autre but que de mieux approcher les motifs qui l'ont fait naître. Contrairement à la figure conventionnelle qu'on retrouve souvent, dessinée à la craie sur le sol des cours de récréation, ce jeu sans nom, qu'on ne peut désigner, se découvre en même temps que sa règle s'élabore. Si on l'interroge sur ce qu'il fait, l'enfant décrit ce qu'on lui voit faire strictement. On retrouve là, sans que ce soit véritablement une surprise, tout le charme obstiné des œuvres des premiers artistes conceptuels dont la forme se confond aussi avec leur énoncé. Par exemple cet énoncé de Sol Le Witt : tous les points architecturaux reliés par des lignes droites qui permet d'exécuter un dessin mural dont les traits relient effectivement tous les points architecturaux du lieu d'exposition. C'est encore la même forme d'apparition qu'on apprécie dans « les auto-définitions de J. Kosuth qui se limitent délibérément à leur énoncé, véritables objets parfaits qui accomplissent leur programme à 100% » comme a bien voulu croire un critique. Par exemple : Five words in yellow neons décrit strictement les cinq mots en néons jaunes qu'on voit sur les murs du lieu d'exposition. Ces deux exemples d'œuvres conceptuelles s'accordent parfaitement avec l'activité infantile péripatéticienne « sans intention » dirait Sol Le Witt, où n'est dévoilé que ce qui est là.
Les lecteurs avisés objecteront que l'enfant n'énonce rien, qu'il ne conceptualise pas et que de toute façon il n'agit pas dans le contexte de l'art. C'est vrai qu'il ne projette rien, qu'il n'affiche rien, qu'il ne signe rien. Sa marche ne laisse aucune trace, néanmoins elle est un modèle qui se transmet depuis des générations. De ce point de vue, elle répond aux exigences que formulait J. Kosuth dans un texte très célébré (L'art après la philosophie) : 'l'art "vit" à travers l'influence qu'il exerce sur un autre art et non pas en existant comme résidu physique des idées d'un artiste.' Précisément, la marche de l'enfant qui s'accorde aux motifs rencontrés sur le trottoir, est une forme qui perdure sans être conservée. Comme l'artiste dont le devoir est de répondre aux questions que personne ne pose, l'enfant résout un problème que personne ne lui a posé. C'est la grande leçon de cette école péripatéticienne sans maître où aucun disciple n'a le souci de distinguer le cas particulier de l'espèce où chacun part du réel pour mieux s'y maintenir.