MODES DE SÉDUCTION-PERSUASION DE GALILEE DANS SON DIALOGUE (1)
MODES DE SÉDUCTION-PERSUASION DE GALILEE DANS SON DIALOGUE (1)
1
A propos des faits et expériences qui pourraient amener à penser que la lune n'est pas un astre poli et brillant.
1.1
Captiver son interlocuteur par une question déroutante : "Avez-vous jamais vu là-haut, en pleine nuit, le globe terrestre éclairé par le soleil". On ne peut trouver meilleure occasion pour employer l'expression faire appel à l'imagination. Galilée ne demande rien de moins que d'imaginer une pleine-terre, la terre telle qu'elle est éclairée le jour, la nuit. "Si depuis un endroit ténébreux comme notre nuit, vous pouviez voir notre terre éclairée, vous la verriez plus brillante que la Lune". "Vous souvenez-vous d'avoir vu parfois de grands nuages très blancs comme la neige ? Si l'un d'eux, dans la nuit la plus profonde, pouvait conserver sa lumière, il illuminerait les alentours plus que cent Lunes."
A propos des mouvements des marées, Galilée sollicite encore l'imagination mais dans une autre acception : "je pense à la construction d'une machine dans laquelle on observerait en détails l'effet de ces merveilleuses compositions de mouvements. Mais pour ce qui nous occupe actuellement, ce que vous avez pu comprendre avec votre imagination devrait suffire. (p 616)
1.2
Revenir sur un phénomène connu et reconnu par son contradicteur pour reformuler des observations : "vous venez d'admettre que la lune, vue de jour au milieu de petits nuages blancs, leur ressemble beaucoup ; vous avez donc admis que ces petits nuages, faits pourtant de matières élémentaires, peuvent recevoir la lumière comme la Lune.
1.3
Rendre évident un phénomène en faisant une expérience élémentaire (le miroir accroché à un mur éclairé par le soleil) qui amène Simplicio à s'interroger : "comment peut-il se faire que ce mur dont la matière est si obscure et la surface si peu lisse, renvoie une lumière plus puissante et vive, qu'un miroir poli et bien lisse ? Ce simple fait va entraîner de multiples observations sur le grain de la surface, sur son orientation et sur sa forme avec l'expérience du miroir sphérique.
2
A propos de la question du mouvement diurne de la terre.
2.1
Galilée propose à son contradicteur de changer d'idée pour en adopter de nouvelles, celles de Galilée précisément. Cette apparente simplicité sera très commentée par les historiens des sciences. "Vous n'avez qu'à modifier une idée depuis longtemps imprimée dans votre esprit ; et dites-vous : jusqu'ici, j'ai estimé que l'immobilité autour de son centre est une propriété du globe terrestre ; je n'ai donc jamais rencontré de difficulté ou de résistance à comprendre que, par nature, toutes ses parcelles sont elles aussi dans le même repos ; mais il en va de même si l'instinct du globe terrestre est de tourner sur lui-même en 24 heures, chacune de ses parties doit avoir une inclination intrinsèque et naturelle, non pas à demeurer immobile mais à suivre la même course." (p 261)
2.2
Visualiser, géométriser un problème, par exemple pour expliquer, les ralentissements, les retours en arrière du mouvement apparent des planètes (p 510) ou pour concevoir l'accroissement continu d'une vitesse (p 369).
2.3
Mesurer, calculer et comparer les calculs des autres astronomes concernant la distance de la nouvelle étoile parue en 1572 dans Cassiopée (p 434). C'est l'apparition d'une petite communauté de scientifiques où s'échangent des points de vues et des résultats.
3
Réaliser des expériences en laboratoire qui ne sont pas la répétition artificielle d'un phénomène déjà observé. Par exemple, créer un dispositif de pendules qui ont des amplitudes différentes, expérience qui peut orienter l'observation et la réflexion sur ce qui ne s'appelait pas encore l'inertie (p 372), ou orienter la recherche sur "un très beau problème" qui finit par produire "un phénomène vraiment étonnant". (p 639)
4
Attitude non dogmatique quant à l'importance des expériences sensibles. Beaucoup de ses déclarations sans parler de ses expériences propres montrent assez que Galilée adhérait au principe d'Aristote qui donnait la préséance aux expériences sensibles sur le raisonnement humain. Néanmoins à plusieurs reprises, il va reconnaître que "les sens semblent se tromper" (p 396) et recourir aux "yeux de l'esprit" (p 262) pour "dépasser les apparences" (p 315). C'est que Galilée évolue en dehors d'une pensée dualiste. Tout au long du dialogue, ses multiples retours et détours sur cette relation des sens et de la raison montrent qu'il avait conscience du poids des usages et du langage sur nos expériences sensibles. D'abord il précise : quand il ne sont pas accompagnés de réflexion, "les sens réduits à eux-mêmes se trompent" (p 403). Puis l'influence du temps apparaît sous la forme d'un oxymore "une impression invétérée" (p 547). Même le langage courant révèle cette interaction en un belle métaphore : "un moyen qui parle au sens" (p 122). Et jusqu'à cette remarque explicite "la simple apparence ou si vous préférez la représentation sensible" (p 403) où les apparences sont reconnues comme une construction humaine, ce que P. Feyerabend n'aura plus qu'à traduire par "interprétation naturelle".(2)
5
Jugement de valeur
"Ceux qui placent si haut l'incorruptibilité, l'inaltérabilité, etc., [c'est le point de vue d'Aristote sur les sphères célestes] en arrivent je crois à dire cela parce qu'il souhaitent vivre encore longtemps : ils ont peur de la mort ; ils ne s'avisent pas que, si les hommes étaient immortels, eux-mêmes ne seraient pas venus au monde. Ils mériteraient de rencontrer une tête de Méduse qui les transformerait en statues de jaspe ou en diamant, pour devenir plus parfaits." (p 158)
6
L'ironie
"je chercherais plutôt vers le miracle divin ou l'ange : quand on a commencé par un miracle divin ou une action angélique pour aller placer un boulet d'artillerie sur la concavité de la Lune, on peut bien se servir du même principe pour faire la suite." (p 380)
7
Et finalement, la provocation, l'arrogance qui lui coûtera cher :
"En ces sciences l'intellect divin peut bien connaître infiniment plus de propositions que l'intellect humain, puisqu'il les connaît toutes, mais à mon sens la connaissance qu'a l'intellect humain du petit nombre de celles qu'il comprend parvient à égaler en certitude objective la connaissance divine, puisqu'elle arrive à en comprendre la nécessité et qu'au delà, il n'y a rien d'assuré" (p 211)
Si Galilée est, comme le dit le site de l'institut Galilée : "à l'origine de l'idée moderne de l'expérimentation qui consiste en des comparaisons systématiques entre calculs et vérifications expérimentales", l'énumération ci-dessus des moyens de persuasion-séduction qu'il emploie nous rappelle qu'il ne s'est jamais départi de toutes les ressources, vraiment toutes, de l'intelligence humaine. Il faut garder à l'esprit que le Dialogue sur les deux grands systèmes mondes est une oeuvre littéraire achevée où il met en scène des personnages qui représentent des attitudes typiques par rapport aux connaissances, (forme qui est en soi une critique des dialogues de Platon) : "Il ne suffit pas signor Sagredo, que la conclusion soit noble et grande, tout est dans la noblesse du traitement. Qui ne sait qu'en coupant les membres d'un animal, on peut découvrir les richesses infinies d'une nature prévoyante et fort sage ? Mais pour un seul animal que dissèque l'anatomiste, il y en a mille que dépèce le boucher : je vais essayer de satisfaire à votre demande mais sans savoir quel vêtement endosser pour entrer en scène." (p 358)
Dans un long commentaire de l'œuvre de Galilée, Paul Feyerabend déclare que "Le seul principe qui n'entrave pas le progrès est : tout est bon". (p 28) Il entend par là "Experts et profanes, professionnels et dilettantes, fanatiques de la vérité et menteurs, tous sont invités à participer au débat et à apporter leur contribution à l'enrichissement de notre culture" (p 28). Il ne manque pas une occasion de montrer, contrairement à l'idée reçue du scientifique rigoureux, "les "subterfuges de Galilée" (p 89), "le saltimbanque" (p 116), ses machinations propagandistes (p 94 et p 116), ses présentations tendancieuses des résultats (p 95). Autant de qualificatifs qui révèlent son admiration pour Galilée qui "progresse sur des bases fausses", "dans un désordre fructueux".
L'œuvre de Galilée, vue sous cet angle, serait donc une illustration manifeste des idées libertaires de P. Feyerabend. Tout va bien dans le meilleur des mondes quand aucune méthode n'est prescrite. Mais l'insistance de Feyerabend pour faire de Galilée un menteur : "les études sur la réfraction que Galilée prétend avoir faites" (p 132) infléchit sa démonstration surtout quand il lâche : "Il se sert de trucs psychologiques, en plus de toutes les raisons intellectuelles qu'il a à offrir. Ces trucs marchent très bien, ils le mènent à la victoire. Mais ils obscurcissent la nouvelle attitude qui est en train de se former avec l'expérience ; et ils repoussent pour des siècles la construction d'une philosophie raisonnable." (p 85) où Feyerabend avoue implicitement qu'il y aurait un progrès vers lequel tendrait une philosophie raisonnable "mais" les trucs de Galilée nous empêcheraient d'y parvenir.
La fin du livre nous confirme explicitement cette tendance. Après avoir étudié le mode de représentation de l'art grec archaïque, Feyerabend retrouve le ton du maître et développe sa façon d'aborder les sciences, en suivant des étapes et en respectant des règles : "Le lecteur doit prendre note de la méthode qui a été utilisée pour établir les particularités de la cosmologie archaïque. En principe, cette méthode est celle de l'anthropologue étudiant l'image du monde d'une association de tribus." (p 280) Les pages qui suivent sont parmi les plus intéressantes du livre, elles décrivent et tirent des leçons du livre de Events-Pritchard sur les Nuers. "L'examen des idées clé passe par plusieurs étapes, aucune d'entre elles ne menant à une parfaite clarification. Ici le chercheur doit exercer un contrôle ferme sur son désir de clarté immédiate et de perfection logique. Il ne doit jamais essayer (sauf en tant qu'aide temporaire pour de nouvelles recherches) de rendre un concept plus clair que ne le suggèrent les matériaux étudiés, car il leur appartient, et non à l'intuition logique du chercheur, de déterminer le contenu des concepts." (p 281) Éloquent retour à la méthode où P. Feyerabend nous administre la preuve que tout n'est pas bon.
1. Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Galileo Galilei, Éditions du Seuil, collection Points.
2. Contre la méthode, Paul Feyerabend, Éditions du Seuil, collection Points.
Richard Monnier, septembre 2005
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