La proie du nombre
La proie du nombre
Des artistes, des écrits, une anthologie, édition Le bleu du ciel, 2006
Le rangement des éléments d'après leur masse atomique, du plus léger au plus lourd suivant la progression des nombres entiers forme une ligne continue qui n'apporte qu'un ordre restreint dans la diversité naturelle des choses. Le classement de Mendeleïev segmente cette suite pour en faire un tableau. Il passe à la ligne suivante pour ranger dans la même colonne les éléments qui ont des propriétés chimiques identiques. Une série de propriétés se répète à chaque ligne et révèle ainsi le caractère périodique de sa classification. Sur certaines colonnes du tableau ainsi formé, il note que l'accroissement des masses atomiques est constant. Il suppose que cette constante existe dans les autres colonnes même si elles ne sont occupées que par un ou deux éléments (en 1869, seulement la moitié des éléments actuellement connus sont répertoriés). Alors, des points d'interrogation éclairent le tableau et nous informent sur le projet du chimiste. Là où la masse atomique d'un élément ne vérifie pas l'accroissement déjà observé, le point d'interrogation signifie que sa masse est peut être mal mesurée. Là où un nombre qui obéit à l'accroissement n'est pas associé à un élément, le point d'interrogation suggère l'existence d'un élément encore inconnu.
D'un simple répertoire des connaissances destiné aux étudiants, le tableau de Mendeleïev se transforme en une oeuvre qui situe des espaces où émergent de nouvelles lacunes. La méthode de l'archiviste informée par l'expérimentation alimente l'intuition du découvreur. Quelques certitudes précisément coordonnées s'interrogent mutuellement dans un cadre où rien ne se perd, où tout se gagne en conjectures.
Au 18ème siècle, Euler, dans une de ses lettres à une princesse allemande, utilise déjà un modèle périodique, qu'il emprunte à la musique, pour dénommer les différentes couleurs. Plus exactement, une même série de notes se répétant à des hauteurs différentes et constituant ainsi des octaves plus hautes ou plus basses, est un modèle qui pousse le savant à imaginer une gamme de couleur en-deça du rouge et une autre au-delà du bleu. Le parti pris qui consiste à "comparer ces couleurs avec les sons d'une octave puisque les couleurs aussi bien que les sons se peuvent exprimer en nombres" permet à Euler de concevoir l'existence d'un rayonnement invisible pour l'œil humain. Le manque de connaissances expérimentales ne lui permet pas toutefois de vérifier son intuition ni d'invalider le modèle périodique qu'il propose.
Dans son livre Forme et croissance, D'Arcy Thompson utilise une autre grille, un autre moyen de repérer. "De même il est possible de reporter dans un repère de coordonnées le profil d'un poisson par exemple, et de le traduire ensuite en un tableau de chiffres, puis selon notre bon plaisir, de transformer à nouveau ces chiffres en une représentation graphique".
Cette méthode lui permet de décrire l'évolution des formes des espèces animales ou végétales. Mieux encore, elle lui permet de "retrouver" la forme d'espèces "éteintes". Il s'agit dans ce cas de dessiner ce que nous appellerions aujourd'hui un morphing. Un système de coordonnées cartésiennes est appliqué sur le dessin d'un crâne du plus anciens des équidés connus (1). Cette grille est modifiée de façon à épouser la forme d'un crâne d'un équidé récent, suivant des détails morphologiques précis tels que l'implantation des dents ou l'articulation de la mâchoire inférieure par exemple. Ces deux dessins représentent le début et la fin d'une évolution dont D'Arcy Thompson calcule les étapes intermédiaires avec les données fournies par chaque point repéré (interpolation). Il découvre et nous fait découvrir que deux des étapes ainsi reconstituées correspondent à la forme de crânes d'espèces disparues.
On comprend donc qu'il n'est pas question pour le savant de fixer des normes, de mettre en cage le vivant. Il soutient au contraire que "le diagramme de coordonnées met en relief la solidarité intégrante de l'organisme" alors que l'analyse des organes séparés et la sensation pour le chercheur d'être proche du réel, sont des conséquences artificielles de la dissection.
1. Je fais volontairement l'impasse sur les noms latins et le caractère technique du texte de D'Arcy Thompson pour essayer de retenir l'essentiel de sa procédure.
Richard Monnier, 2003
Des artistes, des écrits, une anthologie, édition Le bleu du ciel, 2006
Le rangement des éléments d'après leur masse atomique, du plus léger au plus lourd suivant la progression des nombres entiers forme une ligne continue qui n'apporte qu'un ordre restreint dans la diversité naturelle des choses. Le classement de Mendeleïev segmente cette suite pour en faire un tableau. Il passe à la ligne suivante pour ranger dans la même colonne les éléments qui ont des propriétés chimiques identiques. Une série de propriétés se répète à chaque ligne et révèle ainsi le caractère périodique de sa classification. Sur certaines colonnes du tableau ainsi formé, il note que l'accroissement des masses atomiques est constant. Il suppose que cette constante existe dans les autres colonnes même si elles ne sont occupées que par un ou deux éléments (en 1869, seulement la moitié des éléments actuellement connus sont répertoriés). Alors, des points d'interrogation éclairent le tableau et nous informent sur le projet du chimiste. Là où la masse atomique d'un élément ne vérifie pas l'accroissement déjà observé, le point d'interrogation signifie que sa masse est peut être mal mesurée. Là où un nombre qui obéit à l'accroissement n'est pas associé à un élément, le point d'interrogation suggère l'existence d'un élément encore inconnu.
D'un simple répertoire des connaissances destiné aux étudiants, le tableau de Mendeleïev se transforme en une oeuvre qui situe des espaces où émergent de nouvelles lacunes. La méthode de l'archiviste informée par l'expérimentation alimente l'intuition du découvreur. Quelques certitudes précisément coordonnées s'interrogent mutuellement dans un cadre où rien ne se perd, où tout se gagne en conjectures.
Au 18ème siècle, Euler, dans une de ses lettres à une princesse allemande, utilise déjà un modèle périodique, qu'il emprunte à la musique, pour dénommer les différentes couleurs. Plus exactement, une même série de notes se répétant à des hauteurs différentes et constituant ainsi des octaves plus hautes ou plus basses, est un modèle qui pousse le savant à imaginer une gamme de couleur en-deça du rouge et une autre au-delà du bleu. Le parti pris qui consiste à "comparer ces couleurs avec les sons d'une octave puisque les couleurs aussi bien que les sons se peuvent exprimer en nombres" permet à Euler de concevoir l'existence d'un rayonnement invisible pour l'œil humain. Le manque de connaissances expérimentales ne lui permet pas toutefois de vérifier son intuition ni d'invalider le modèle périodique qu'il propose.
Dans son livre Forme et croissance, D'Arcy Thompson utilise une autre grille, un autre moyen de repérer. "De même il est possible de reporter dans un repère de coordonnées le profil d'un poisson par exemple, et de le traduire ensuite en un tableau de chiffres, puis selon notre bon plaisir, de transformer à nouveau ces chiffres en une représentation graphique".
Cette méthode lui permet de décrire l'évolution des formes des espèces animales ou végétales. Mieux encore, elle lui permet de "retrouver" la forme d'espèces "éteintes". Il s'agit dans ce cas de dessiner ce que nous appellerions aujourd'hui un morphing. Un système de coordonnées cartésiennes est appliqué sur le dessin d'un crâne du plus anciens des équidés connus (1). Cette grille est modifiée de façon à épouser la forme d'un crâne d'un équidé récent, suivant des détails morphologiques précis tels que l'implantation des dents ou l'articulation de la mâchoire inférieure par exemple. Ces deux dessins représentent le début et la fin d'une évolution dont D'Arcy Thompson calcule les étapes intermédiaires avec les données fournies par chaque point repéré (interpolation). Il découvre et nous fait découvrir que deux des étapes ainsi reconstituées correspondent à la forme de crânes d'espèces disparues.
On comprend donc qu'il n'est pas question pour le savant de fixer des normes, de mettre en cage le vivant. Il soutient au contraire que "le diagramme de coordonnées met en relief la solidarité intégrante de l'organisme" alors que l'analyse des organes séparés et la sensation pour le chercheur d'être proche du réel, sont des conséquences artificielles de la dissection.
1. Je fais volontairement l'impasse sur les noms latins et le caractère technique du texte de D'Arcy Thompson pour essayer de retenir l'essentiel de sa procédure.
Richard Monnier, 2003