Paysages du futur
Paysages du futur
Par Raphaël et Catherine Larrère, 2018
Que reste-t-il de ce pays qui fut si tôt industrialisé et accueillit quelque fleurons des fabriques françaises ? Une végétation qui s'insinue autour de ruines industrielles, des maisons qui furent pour la plupart modestes et dont certaines sont délabrées, un bric-à-brac d'objets et de matériaux abandonnés ici ou là. Cette classe ouvrière qui occupa la vallée depuis la fin du XVIIIème siècle est devenue invisible. Elle semble n'exister que dans le souvenir et les savoir-faire de ceux qui en furent.
Pourtant des humains vivent ici : on les devine aux voitures qu'ils ont garées ou aux maisons qu'ils ont repeintes. Subsistent aussi quelques ateliers de la facture de tous ceux que l'on voit de nos jours dans toutes les zones artisanales ou industrielles.
Comment imaginer un paysage du futur lorsque l'on est confronté à cette déprise ? Peut-être en imaginant plusieurs futurs et en faisant rêver à plusieurs paysages...
Supposons que tout persiste à changer pour que rien ne change, que la « mondialisation » poursuit sa route triomphale avec son cortège d'inégalités et de dominations et, pour notre vallée, l'achèvement de la désindustrialisation. Supposons donc que les descendants de ceux qui vinrent chercher et trouver du travail en ces lieux voient fuir tout travail de chez eux et partent à la recherche d'autres moyens de vivre ailleurs. Le paysage désolé que l'on voit de nos jours, ne pourra pas se maintenir tel quel. On peut imaginer néanmoins trois scénarios aboutissant à trois sociétés contrastées et trois types de paysages différents.
Premier scénario : la vallée se désertifie inéluctablement. Plus de travail dans les ateliers et les quelques petites entreprises qui subsistent encore de nos jours ferment porte ou se délocalisent. Les paysans n'ont pas eu le moindre successeur. La densité de population est devenue si faible que les commerces ont disparu et que les services publics se sont installés dans les villes alentours : plus de médecin ni de pharmacien, plus de poste. Bientôt il n'y aura plus d'école : elles seront fermées les unes après les autres, faute d'enfants. L'A47 sera certes toujours parcourue de camions, mais la SNCF a fermé sa ligne et la concurrence ne s'est pas précipitée pour tirer parti d'un trafic peu rentable. Ne subsistent dans la vallée, en dehors de quelques bourgades, que des habitants qui résistent et se sont accrochés au pays. Peu nombreux, ils se contentent du logement qu'ils possèdent, du jardin qu'ils cultivent et de petits boulots en ville. Certains occupent des maisons dans les villages abandonnés, d'autres, plus nombreux, dans des écarts isolés. La plupart ont troqué leur voiture pour des motos, grâce auxquelles ils peuvent aisément éviter les nids de poule sur les routes qui ne sont plus entretenues. Peu à peu, le pays s'enfriche et s'ensauvage.
Quelques dizaines d'années plus tard, la végétation a envahi les villages en ruine. Les broussailles ont laissé place à la forêt : des peuplements où prospèrent les ongulés sauvages au bénéfice des loups et des chasseurs. L'abondance du gibier a attiré des chasseurs de Lyon et Saint-Étienne, qui adhèrent à bon prix aux sociétés de chasse des bourgades de la vallée. Quelques résistants vont vendre sur les marchés de Lyon, de Saint-Étienne, aux restaurants de Saint-Chamond ou de Rive-de-Gier, les légumes et les fruits des jardins qu'ils ont récupérés, ainsi que les champignons qu'ils ramassent à la saison.
Quelques villes ont tiré leur épingle du jeu, profitant à la saison d'un tourisme attiré par l'aspect sauvage du paysage alentour. Avec le réchauffement climatique, des peuplements d'yeuses et de chênes kermès font ressembler les fonds de vallée à des garrigues. Plus haut sont des forêts de pins et des peuplements de hêtres montent encore à l'assaut des croupes. Dans tous ces peuplements les oiseaux sont de retour, d'autres ont fait leurs nids dans les ruines industrielles, à la suite des faucons-pèlerins qui occupent déjà d'anciennes verreries. Il y a là de quoi attirer quelques vacanciers. Des tour-operators ont organisé des circuits d'archéologie industrielle qui partent du Creusot et aboutissent à la manufacture de Saint-Étienne. Ils comprennent la visite des ruines de la vallée : quelques vieux bâtiments, repris par la végétation comme une lointaine évocation des temples d'Angkor, ce qu'il reste des verreries et des manufactures métallurgiques, la vierge bénissant les pylônes dans sa forêt de pins, le canal qui va de Givors à Rive-de-Gier et qui fut restauré pour l'occasion. Cette modeste fréquentation assure un minimum de clientèle aux quelques restaurants et cafés des bourgades.
Le deuxième scénario suppose une réaction des élus locaux. Confrontées à une dépopulation croissante, les municipalités de L'Horme, de Rive-de-Gier ou de Saint-Jean-de-Touslas craignent de voir leurs écoles fermer. La seule solution leur semble d'accueillir des gens qui seraient dans la situation de préférer aux lieux où ils n'ont rien, ce pays désindustrialisé, incapable d'offrir à ses résidents autre chose que des petits boulots et des terres disponibles. En dépit de ses efforts pour les décourager, l'État a bien été obligé d'accueillir des réfugiés fuyant les guerres et les dictatures qui prospèrent de par le monde et ceux que les sécheresses, les inondations, les ouragans ou les méga-feux de forêt ont chassé de chez eux. Pourquoi ne pas proposer l'accueil de certaines familles de réfugiés politiques ou climatiques pour peu qu'elles aient des enfants ? Il y a suffisamment de terres délaissées pour qu'ils se procurent leur subsistance et leur progéniture viendra opportunément renforcer les effectifs des écoles primaires. Les quelques jeunes couples de la région se sont laissés convaincre. Ayant eu le courage d'affronter l'ire d'une grande partie de leurs électeurs, les maires sont parvenus à convaincre les pouvoirs publics, de préserver leur école et d'enrayer avec cet apport la dépopulation de leur commune. Ces nouveaux résidents ayant fini par s'intégrer, d'autres municipalités ont suivi l'exemple des communes pionnières. Or, il y eut parmi ces nouveaux habitants, des paysans dont la terre était devenue stérile, des artisans, des employés, des commerçants, des enseignants et même des médecins pour qui mieux valait exercer dans une campagne française en déclin que dans un hôpital bombardé à Alep. Progressivement, à mesure que leur situation administrative s'est clarifiée, ils sont parvenus à remettre la terre en valeur, à remplacer ceux d'entre les commerçants qui avaient fermé boutique, à redonner vigueur à un nouveau tissu économique.
Quelques dizaines d'années plus tard, la vallée est méconnaissable. Les villages ont des maisons rénovées, peintes de couleurs vives. Dans les fonds de vallée, des oliveraies et des vergers d'agrumes. On y produit aussi des tomates, des poivrons, des piments, des fleurs et des légumes : plus chaud, le climat permet désormais une mise en valeur quasiment méditerranéenne de terres irriguées. Quelques bovins sont élevés sur des prairies humides. Les pentes se sont couvertes de terrasses complantées d'arbres fruitiers, où l'on cultive des céréales et des légumineuses (haricots, pois chiches, fèves etc.). Plus haut, on élève des moutons. Comme il y a suffisamment de monde dans le pays pour que les loups soient rares, il suffit de quelques chiens d'Anatolie pour protéger les troupeaux. Les produits de cette agriculture sont livrés sur des marchés de proximité, la plupart avec un label bio. Il n'y a de forêt que quelques taillis pour le bois de chauffage et des garrigues sur les terrains les plus rocailleux et les plus ingrats.
Le troisième scénario commence comme le premier futur : le pays se désertifie. L'ensemble des services et l'essentiel de la population l'ont déserté. Les villages sont abandonnés et le pays s'embrousaille. Mais, avant que les friches ne se transforment en forêts, des zadistes, expulsés manu militari de tous les lieux qu'ils entendaient défendre contre des projets d'aménagement pharaoniques, viennent s'installer dans ce quasi no-man's land. Là, aucun projet d'investissement, aucune promesse d'emploi et aucune raison de les déloger de ces lieux, même s'ils ne régularisent pas leur situation en devenant propriétaires et en déposant des projets de développement auprès d'un quelconque préfet. La vallée devient peu à peu un refuge de générations successives de zadistes.
Des dizaines d'années plus tard, ces nouveaux venus ont rafistolé les maisons abandonnées avec des matériaux de récupération, installé des lieux collectifs dans d'anciennes fabriques en ruine, construit ici où là des cabanes pastorales. Dans les fonds de vallée, ils pratiquent des formes de permaculture, si bien que les villages y semblent entourés de jardins créoles. Ils élèvent des ânes pour se déplacer et livrer des denrées. Des moutons et des chèvres sur les pentes tiennent la broussaille en respect et le pâturage en sous bois fait que les forêts, qui n'ont pas manqué de s'installer, ressemblent à des près-bois. Ces bêtes sont gardées de près et protégées des loups par des patous, mais les zadistes savent aussi faire la part du loup.
Ont été créés des commerces, des marchés de troc, des ateliers de réparation et de récupération pour donner une seconde vie aux objets et aux véhicules. On a ouvert des crèches, des bibliothèques, des salles de concert. Ici s'est expérimentée, avec bien des essais et des erreurs, bien des réussites et des drames, une contre-société solidaire faite d'échanges de biens et d'idées, d'activités collectives pour améliorer les conditions de vie commune. Et cette contre-société n'hésitera pas à accueillir des migrants qui l'enrichiront de leur propre culture et aideront à mieux tirer parti d'un climat plus chaud.
Dans un premier temps, ceux qui s'étaient accrochés au pays n'ont pas vu arriver ces « marginaux » d'un très bon œil. Mais avec le temps ils s'en sont accommodés et se sont même fait des amis. Ils participent à leurs activités et à leurs fêtes, échangent avec eux des services, et ont fini par apprécier que renaisse une vie sociale dans ce pays qu'ils n'avaient pas voulu quitter. À l'inverse, les édiles des villes qui somnolent encore n'apprécient guère plus les résistants de la vallée que ces robinsons zadistes qui ne trafiquent guère avec les commerces urbains et ne semblent pas aussi propres sur eux que ne le sont les gens de bien. Certains rêvent d'un grand projet de développement qui convaincrait les pouvoirs publics d'évacuer ces gens en trop. Mais nous ne saurions dire, s'ils y parviennent, quel serait le paysage de ce lointain futur... sauf à considérer que les grands travaux d'aménagement réalisés subiront à la longue le sort de toutes les activités industrielles qui se sont succédées dans la vallée, et que l'on reviendra au premier scénario... avec, si l'on tient compte du changement climatique, des forêts d'eucalyptus et de beaux incendies.