La Vallée
La Vallée
Par Jean-Christophe Bailly, 2018
De toutes les unités géographiques donnant corps à ce qu'est un pays, celle du bassin versant, surtout s'il correspond à une rivière au cours relativement bref, est l'une des plus nettes. Le bassin versant du Gier, rivière qui ne parcourt qu'une quarantaine de kilomètres depuis sa source, située à 1300 mètres d'altitude près du Mont Pilat jusqu'au point où, à Givors, elle se jette dans le Rhône, constitue une telle unité, que les formes de l'occupation humaine, utilisatrices de l'eau, sont venues renforcer. Orienté vers l'est, ayant un très fort dénivelé, spectaculaire au début de son cours avec, notamment, une grande cascade, d'un débit modeste mais sujet aux crues, le Gier en effet s'est très tôt doublé d'une chaîne d'implantations utilisant sa force, devenant avec la révolution industrielle un véritable couloir manufacturier et, comme tel, un des lieux symboliques de l'âge industriel : étant le plus court trait d'union entre la Loire et le Rhône et reliant le bassin industriel et minier de Saint-Étienne à la région lyonnaise, son destin, en quelque sorte, était scellé. Industries textiles, teintureries, forges, verreries, tout cela sous l'emprise du charbon, qui marquait le paysage de son sceau, tout cela aussi comme l'essence d'une époque révolue, la plupart des mines et industries ayant fermé ou disparu, de telle sorte que la vallée du Gier est aussi et d'abord de nos jours une collection, une anthologie de friches industrielles.
Non que l'activité ait entièrement disparu, quantité d'implantations nouvelles émaillent le territoire, marqué avant tout par un grand désordre où la rivière elle-même semble introuvable, mais plus rien qui évoque l'âge des prolétaires et des panaches de fumée s'échappant des cheminées d'usine, celles-ci, lorsqu'elles n'ont pas été démolies, restant en place comme de solitaires gardiens plantés au milieu d'un terrain vague, telle celle de l'ancienne verrerie de Givors que l'on peut saluer à chaque fois qu'on la voit depuis le train, car la ligne qui relie Lyon à Saint-Étienne et qui fut la seconde ouverte en France passe juste devant elle. Occupée par cette voie de chemin de fer qui reste très active et par deux axes routiers dont une autoroute, la vallée est soumise à une circulation intense, qui donne l'impression d'une activité continue que les villes qui la bordent, lorsqu'on y pénètre, semblent démentir. Au tout début de l'essor industriel de la vallée, un entrepreneur visionnaire, François Zacharie, eut l'idée d'ouvrir un canal qui, au prix d'importants travaux, notamment la création d'écluses, eût donné au trait d'union entre Loire et Rhône une force de conviction supplémentaire. Seul le tronçon aval reliant Givors à Rive-de-Gier fut construit (après la mort de Zacharie) et fonctionna, de longues barques rhodaniennes appelées ciselandes puis des bateaux à vapeur l'empruntèrent, amenant le charbon des puits stéphanois vers Lyon et ramenant le sable de la Saône utilisé par les verriers. De ce canal abandonné dès 1878 ne subsistent plus que des vestiges, et quand on va les voir au lieu-dit la Roche Percée, sur la commune de Tartaras, où ils sont longés par une promenade aménagée avec des panneaux racontant leur histoire, on se retrouve devant, ou même plutôt au-dessus de l'exactitude d'une ruine, la tranchée du canal envasé, située sous la maison des gardiens de ce qui fut une écluse, n'évoquant qu'avec peine, mais le faisant quand même, un autre âge, quand en 1814 par exemple, d'après les archives, jusqu'à trois mille bateaux passaient par là dans l'année.
Le sort de ce canal abandonné préfigure celui de la vallée tout entière et ce qui allait la frapper un siècle après la fermeture du canal quand l'un après l'autre les usines et, plus haut, les puits miniers, fermèrent, transformant le paysage en un chapelet discontinu de vestiges plus ou moins effacés et de tentatives de reconduction ou d'implantations nouvelles, celles-ci rompant avec le ton dominant de grisaille et de rouille par les coloris vifs des plastiques et des tôles qui sont aujourd'hui la marque des bâtiments industriels. Mais qu'il s'agisse des usines elles-mêmes – des fabriques comme on devrait peut-être continuer de dire – des infrastructures ou de l'habitat, rien n'est vraiment fixé, rien ne semble plus résulter d'une volonté, et surtout pas d'une volonté de composition, tout est décousu, vacant, sans style ni repères, une sorte de patchwork dépareillé d'époques et de fonctions différentes, un collage négligent qui pourtant tient encore, et où l'idée de s'attarder ou de s'établir ne viendrait pas d'elle-même, seuls les flancs des collines, dans la partie basse de la vallée, faisant l'objet d'un développement foncier, suscité par la proximité de Lyon. Mais aussitôt que l'on a cette pensée ou ce réflexe de repousser la vallée et de la laisser à son abandon ou à ce que beaucoup n'hésiteraient pas à appeler sa laideur, on sent que l'on est en train de commettre une injustice et qu'il y a dans tout ce que l'on voit, malgré le désordre ou peut-être de son fait, une sorte de rectitude, une sorte de tenue, fragile mais consistante, avec quantité de petits départs, quantité de points de fuite, et que derrière ces palissades, ces murs de parpaings, ces pavillons, ces hangars et ces friches campant autour d'une rivière qu'ils dissimulent, quelque chose rôde, qui n'est pas un souvenir, mais un ensemble d'existences venues échouer là et qui se tiennent hors de toute pose comme les fragments d'un geste inachevé qui, du sein de son désarroi, rêve encore et sans bruit, loin, très loin des prouesses d'une époque qui passe pourtant tout près, sur l'A47, avec son train incessant de camions.
Et c'est cela qui a été capté dans cet état des lieux de la vallée, un projet dont les images ont été prises sur une longue durée, à la mesure des errances en fait innombrables que propose le faisceau incertain de ses chemins, que ceux-ci s'enchevêtrent au sein du dédale étiré de la vallée ou qu'ils dégagent soudain, de façon inattendue, des issues vers la montagne – l'horizon, ce qui fait horizon étant là-bas déplacé vers les hauteurs. Ne pas faire un reportage, surtout pas, mais laisser venir le pays, en multipliant les échelles d'approche, du tout près à la vue d'ensemble, et en insistant sur ce qui à la fin apparaît comme sa propension et signe son rapport à l'époque, soit cette façon qu'il a d'accueillir sans trier les écarts entre les âges qui le forment – grand pont d'acier passant au-dessus d'une maison bourgeoise 1900 aux volets fermés, statue de la Vierge bénissant une forêt de pylônes, engins de chantier en arrêt devant le paysage qu'ils échancrent. Avec, toujours et partout, et apparaissant à la longue davantage comme une ouverture que comme un manque, un état d'inachèvement dénué d'impatience, comme si tous ces fragments de monde bricolés, ravaudés, aménagés à la va-vite ou au contraire délaissés finissaient par configurer, justement, un monde, et vivable, et vivant, qui ne cache ni ne révèle ses secrets.
Mais comment photographier cela, comment trouver l'équilibre entre une approche dont l'empathie finirait par devenir étouffante et une autre vision, qui se rassurerait d'être strictement objective ? À cette question Nicolas Giraud et Bertrand Stofleth ont répondu déjà du fait qu'ils s'y sont mis à deux, ce qui, il faut le souligner, est plutôt rare en photographie, et en ne choisissant pas pour autant la voie, qui semblait dès lors toute tracée, de proposer deux regards bien distincts sur la vallée, tout se passant au contraire avec leurs images comme si les caractéristiques mêmes des lieux, pour être pleinement révélées, avaient dû se passer de ce qu'il peut y avoir d'outrecuidant dans la posture d'un sujet – d'un regard – posté devant les choses. Au fond c'est comme si les choses, ces choses, n'en demandaient pas tant, et cette ligne d'un certain effacement de l'auteur est celle qui, face au paysage, devient la plus généreuse, et cela d'autant plus qu'elle rouvre à plein les possibilités de ce que Walter Benjamin appela « l'inconscient optique », soit tout ce qui entre dans une image quand bien même le photographe ne l'aurait pas vu, mais seulement pressenti.
Or ce pressentiment, cette intuition que le sens est partout et ce qui le circonscrit nulle part, c'est cela même qui décide du cadrage, c'est l'acte essentiel du photographier. Par exemple dans une rue deux entrées donnant sur les cours de deux maisons, l'une fraîchement ravalée et l'autre dont au contraire le crépi blanc a vieilli, séparées l'un de l'autre par une de ces barrières composées d'éléments en béton préfabriqué qui furent de mise pendant longtemps, celles-ci imitant vaguement des sortes d'ogives, la ligne de cette clôture perpendiculaire à la rue conduisant vers un point de fuite où se dresse, sur fond de ciel, bleu, uni, la silhouette d'un cabanon posé sur un mât et relié au toit de l'usine ou de l'exploitation agricole qu'il surplombe par des tuyaux et des rampes, le tout ayant quelque chose de plutôt frêle, aucune herbe folle en vue, seul un arbre assez grand dans la cour de droite, puis la pâle harmonie pastel de quelques accords colorés, un peu d'ombre ici et là (c'est l'été) rien d'autre et pas de présence humaine (c'est une constante de ce travail), mais pourtant dans l'intégralité de son absence d'effets l'être-là et l'être-là comme ça de ce lieu, fragment découpé dans l'espace et qui se dépose dans le visible comme un secret grand ouvert.
Ou bien cette montée au bitume défait s'insinuant entre des pavillons et des garages, la pente assez forte du terrain retenue sur un côté par de grosses pierres, des poubelles et des boîtes à lettres, un panneau indicateur, un poteau télégraphique en béton et, de l'autre côté, un arbre formant le premier plan et encadrant la route montant vers un ciel à la fois pâle et sombre, sous lequel des balustrades de terrasses, au lointain, tentent de festonner la ligne d'horizon, une couleur grise et comme de houille semblant noyer en elle les tentatives des ravalements récents (crème et saumon, la nov'langue des coloris du coin) – somme toute, si l'on y pense, une sorte de favela améliorée, plus confortable mais moins, beaucoup moins solaire que celles du lointain Brésil (en fait, et sans vouloir imposer ici une leçon de voyageur, c'est à des faubourgs pauvres de Séoul que cette image ferait plutôt penser, et même de façon étonnante).
Ou bien encore tous ces autres lieux sans qualités à travers lesquels se décline l'esprit d'une vallée qui devient peu à peu, par les vues qui en sont données, l'espace retenti et ressemblant d'une rêverie qui caracole au-dessus d'une rivière presque absente comme sa légende inaccomplie.