Christian Lhopital
Updated — 05/08/2024

Un art ghostique

Un art ghostique
Par Christian Bernard
In Revue L'Ouroboros n°7, 2023

Dans le vase de cristal
il y a des fleurs nouvelles.

Rubén Darío


S’il était un sujet que l’on ne voyait pas revenir un jour dans les tableaux, c’est bien celui des fleurs, plus encore des fleurs coupées et disposées dans un vase. Ce genre dont on situe l’apparition dans la peinture occidentale chez Jan Brueghel de Velours, paraissait en effet appartenir à un passé oubliable même si un Manet ou un Redon, ou, plus près de nous, un Filippo De Pisis, pour ne citer qu’eux, y avaient démontré leur éblouissante maestria.

Le vase de fleurs est progressivement devenu le bibelot bourgeois par excellence. Il tient dans ses flancs un peu de nature moribonde, il fait mine de donner une seconde vie aux fleurs que l’on a coupées pour transporter la vie naturelle dans nos demeures sépulcrales. Les Japonais ont fait un art sophistiqué de ces bouquets, nous en avons au mieux tiré une allégorie ambiguë : de notre précarité existentielle et de notre rapport esthétique au monde. Une industrie prospère, principalement néerlandaise, surfe désormais sur cette contradiction silencieuse : déni de notre finitude et plaisir devant la beauté du [presque encore] vivant.

Parmi celles et ceux, on ne les compte plus, qui se sont récemment emparé de ce sujet qu’un ennui accablant avait fait remiser, il faut donc désormais compter Christian Lhopital. L’artiste des atmosphères floues, des fumerolles tératologiques, des « spectres familiers » accueille donc aujourd’hui des vases de fleurs dans son étrange univers visuel.

Faut-il y voir une nouvelle façon pour lui de donner cours à son humour ? N’est-il pas comique en effet de faire revenir ce motif exsangue dans un travail contemporain ? Difficile de ne pas prêter à l’artiste un recul ironique. Quant à moi, je ne puis voir ces œuvres sans sourire mais ce sourire aussitôt s’embarrasse à la vue des figures fantômatiques qui affleurent autour des vases. Pourtant elles ne sont pas effrayantes. Les revenants de Ch. Lhopital ont souvent quelque chose d’espiègle voire d’enfantin. Pierrot n’est jamais loin.

On pourrait assurément avancer que ce motif des vases fleuris n’est que prétexte à peinture1, comme les pommes pour Cézanne ou son verre vide pour Peter Dreher, et que son histoire contemporaine le démontre clairement. Pourtant ce ne sont ici ni n’importe quels vases ni surtout n’importe quelles fleurs.

Ce ne sont pas des fleurs que l’on reconnaît au premier coup d’œil. Elles ne sont pas vraiment imitées de fleurs réelles. Ce sont pourtant des fleurs voisines, des fleurs possibles. Elles sont issues de l’imagination de Ch. Lhopital. Et elles sont souvent mal en point, comme en proie à un mal mystérieux qui ne se réduirait pas à leur condition de fleurs coupées. Elles sont déjà davantage du côté de la mort que de celui de la vie. Elles achèvent de dépérir, de l’autre côté du miroir. Tantôt malingres, tantôt puissantes, elles jettent leurs derniers feux. Prise au pied de la lettre, l’expression de « nature morte » leur va comme un gant.

Parfois, elles semblent sur le point de s’évaporer, parfois elles s’agrippent au décor à la limite de s’y confondre2. Certaines brillent encore, sur le point de s’éteindre comme des feux d’artifice3. Il y a celles qui s’effondrent4 et celles qui dardent vers le haut5. Voyez ce puissant dahlia noir6 qui absorbe presque tout l’espace environnant. Ou cette boule d’hortensia rouge7 qui flotte derrière le vase dont surgit une tête, mi crâne mi enfant, qui suit de ses yeux inquiétants l’étrange lévitation de la fleur.

N'est-ce pas du fait de l’agonie avancée de ces fleurs que des fantômes les entourent comme pour les emporter aux Enfers ? Ces figures inchoatives, grises, presque immatérielles sourdent de l’outre-monde. Les bouquets de Ch. Lhopital sont cernés par leurs comités d’accueil8. Tout se passe comme si ces dessins se situaient sur la ligne de partage entre le mort et le vif, dans l’instant fatal de bascule de l’un à l’autre. Rien de statique donc dans ces œuvres endeuillées qui pourraient passer pour des natures mortes. Ce sont au contraire des instantanés qui visent à saisir et à suspendre l’insaisissable moment où advient l’irréversible. Ch. Lhopital est un spectrologue averti et un thanatographe subtil, un nouveau Charon, nocher connaisseur des remous de l’Achéron.

Peu d’œuvres instillent autant d’inquiétude dans des motifs familiers. Peu d’œuvres déjouent aussi cruellement les thèmes les plus ressassés. Et les bords déchirés des feuilles sur lesquelles dessine Ch. Lhopital font métaphore de cette violence symbolique. Il ne faut jamais se fier aux images, surtout lorsqu’elles parlent une langue que nous croyons connaître. Même les plus innocentes, les plus bénignes peuvent être hantées.

« Et ces roses, là, devant vous, à dix heures du matin.
dans un vase. ça vous plaît ? Oui ? Plutôt ?
Pas tellement ? Sombre dimanche. »

Philippe Sollers

  • — 1.

    Ce que suggère d’ailleurs le titre de la série P’tit coin de peinture, perdu.

  • — 2.

    Cf. Vieux rêve magique #2.

  • — 3.

    Cf. P’tit coin de peinture, perdu #19.

  • — 4.

    Cf. Vieux rêve magique #5.

  • — 5.

    Cf. P’tit coin de peinture, perdu #11 ou #6.

  • — 6.

    Cf. P’tit coin de peinture, perdu #21.

  • — 7.

    Cf. P’tit coin de peinture, perdu #2.

  • — 8.

    Cf. P’tit coin de peinture, perdu #6.

© Adagp, Paris