Du dessin et de la mobilité
Du dessin et de la mobilité
Par Caroline Joubert
In Et à partir de là, Éditions Fage, Lyon, 2009
Dans le train à grande vitesse
Tout commence pour Christine Crozat dans le TGV qui relie Lyon et Paris. Par ce tout, entendons un ensemble de dessins réalisés depuis 1993, placés délibérément sous le double signe de la mobilité et de la légèreté.
Les voyages en train sont comme des invitations à la rêverie. Pas un trajet ne s'effectue sans que le regard s'abîme, se noie, se dissolve, laissant le flux de la conscience se superposer au déroulement ininterrompu des images extérieures. Un temps d'abandon que précèdent ou suivent des intermèdes de lecture, de somnolence, de conversation. Temps d'abandon que Christine Crozat transmue volontiers en une période d'activité intense. L'esprit en éveil, l'œil fureteur et la main s'activent, cherchant à retenir quelque chose du spectacle qui défile de manière continue. Derrière la vitre, les paysages s'évanouissent aussi vite qu'ils sont apparus, se dérobent sans cesse à la vision. Dès lors l'exercice revient à faire « l'apprentissage de l'impermanence ». 1 Dans le train, Christine Crozat ne peut dessiner ce qu'elle voit, ni même ce qu'elle a vu, mais seulement ce qui reste de ce qu'elle a vu, soit une image furtive, décantée, une réminiscence. La mémoire, plus que jamais sélective, retient quelques fragments arrachés au temps : des meules de foin, une rangée de cyprès, les trajectoires de deux avions se croisant dans le ciel, des bribes visuelles qui ont survécu à l'oubli. Le profil du clocher inscrit sur le papier vaut alors pour l'église entière. Quelques ponctuations graphiques suffisent à évoquer un champ de colza ou un vol d'oiseaux migrateurs. À l'enregistrement nécessairement rapide succèdent un choix parcimonieux et un dessin elliptique.
En marchant dans la ville
Ce n'est pas le mouvement en soi qui intéresse Christine Crozat mais bien la perception qu'elle a des choses et des lieux quand elle-même est en mouvement. Principe commandant ses derniers travaux, le déplacement permet de parvenir à un regard plus acéré et véritablement synthétique. La destination et la vitesse importent peu tout comme, d'ailleurs, le moyen de locomotion. La marche, autant que le train, peut conduire l'œil, par essence erratique, à se fixer sur un objet.
Ainsi Christine Crozat marche, flâne, se presse, se perd, avec cette faculté de faire du trajet le plus banal et le plus prévisible une nouvelle expérience du regard. Elle aime marcher et professe un goût marqué pour les pieds et les chaussures – qu'elle dessine, façonne 2, filme 3 et collectionne –, organes modestes et premiers instruments du déplacement, souvent ignorés ou oubliés. Et lorsqu'elle marche, se rendant d'un point à un autre, elle remarque, note mentalement, photographie parfois. Elle s'arrête sur l'architecture d'un bâtiment, s'étonne de tel détail infime, retient quelques uns des morceaux de vision qui ont rythmé son parcours, ceux en particulier qui entrent en résonance avec sa propre histoire.
La restitution sur le papier de ces fragments épars s'effectue sur un mode économe. Toute velléité de description est abandonnée au profit d'une notation graphique minimaliste. Toute indication superflue disparaît pour mieux rendre visible chaque élément prélevé et l'isoler dans le champ de la feuille. Les motifs ne sont pas seulement sortis de leur contexte, dénués de toute consistance, ils sont aussi nus et incomplets, donnant un sentiment de légèreté, d'apesanteur que l'emploi de papiers fins et transparents ne fait que redoubler. Leur disposition dans l'espace, loin d'être anodine, renvoie à la pratique du piéton déambulant dans une ville : le bibliobus, réduit à deux lignes parallèles, comme les graffitis souillant la porte d'un immeuble sont saisis depuis le trottoir, dans leur proximité immédiate ; la pendule du lycée et les oculi de la bourse du travail sont vus de dessous ; les panneaux ou les quelques mots sur une affiche, aperçus en passant, sont représentés selon une perspective oblique. L'approche objective de la réalité vient en quelque sorte contrebalancer la dimension subjective de l'interprétation graphique et des commentaires anecdotiques parfois ajoutés au bas des dessins.
À propos de signalétique
Si l'itinéraire réellement suivi constitue le fil directeur de la série intitulée De chez moi à la gare de la Part-Dieu (2006) ou de celle, plus récente, De la gare au musée des Beaux-Arts de Caen (2009), l'idée d'une libre et capricieuse errance préside aux grands dessins entrepris depuis 2007 sur le thème de la signalétique urbaine. Et à partir de là est le titre générique choisi par Christine Crozat pour les réunir.
Et à partir de là, elle va, et nous allons à sa suite, longeant une rue, hésitant à un carrefour, traversant une place, dévalant un escalier, nous engouffrant dans un couloir, marchant ou empruntant le bus, le métro, une voiture, un vélo ; des panneaux nous orientent, nous indiquent la voie, nous dévient, nous arrêtent parfois..., ces panneaux que nous regardons sans vraiment les voir, dont nous comprenons immédiatement le message sans avoir à le déchiffrer. Nous allons là où la nécessité nous conduit, là où le caprice nous pousse, où le hasard nous guide, faisant l'usage, communément partagé, de la cité.
Et à partir de là suggère un point de départ, mais ne dit rien de la destination finale, ni de la ville ainsi arpentée. Pour les identifier, il faut se reporter aux titres particuliers des dessins : Venise et sa célèbre biennale, le musée Paul Dini à Villefranche-sur-Saône, le Skulptur Projekte à Münster. Les noms et la langue utilisée peuvent aussi nous renseigner. L'incertitude demeure cependant quand le titre rappelle un motif du dessin difficile à localiser, reprend un nom de rue, un "enlèvement demandé" dans un lieu décidément anonyme.
Pour autant Christine Crozat a fait moisson d'indications, d'avertissements, d'injonctions écrites. Elle a recueilli bon nombre de signaux, de figurines et de pictogrammes, séduite par leur intelligibilité, surprise aussi par leurs variations d'un pays à l'autre. La simplicité de notre moderne écriture iconique la réjouit. Elle lui offre un vaste répertoire de formes plates et schématisées qui, se prêtant à toutes sortes d'agencements, sont souvent exploitées par les arts graphiques et la publicité.
En sémiologue experte, Christine Crozat s'empare de cette pluralité de signes, juxtaposant ou enchevêtrant les systèmes idéographique, pictographique et alphabétique, pour recomposer des parcours imaginaires. Quand ils sont assemblés suivant un axe vertical, images et signaux semblent imposer une présence à la fois autoritaire et aporétique. Leur multiplication et leur déploiement horizontal, jouant avec les bords du papier, suscitent l'idée d'une expansion, d'un mouvement vite gagné par le désordre. Un sentiment d'urgence, d'instabilité s'installe et, comme dans Acqua alta, l'image fait ressurgir alors les bruits, les couleurs et les vibrations de la ville. On se remémore tous les artistes et poètes qui, depuis le XIXe siècle, ont fait de l'immersion citadine leur sujet de prédilection ; on pense en particulier à l'auteur de Trafic et de Playtime à qui l'un des dessins rend explicitement hommage.
Invité à voyager dans les espaces composés, l'œil rebondit d'un élément à l'autre, emboîtant le pas d'une figure, revenant en arrière, butant sur tel message. Désorienté par un fléchage contradictoire, il poursuit son chemin dans des directions opposées, allant et venant entre la première et la seconde couche de papier. Composante essentielle des dessins, la transparence du support permet de réintroduire une distinction entre le premier plan et le fond de l'image, de contrecarrer l'excès de planéité des formes pour déjouer ainsi les pièges de la frontalité. La circulation à laquelle nous sommes conviés obéit pour le moins aux principes d'une organisation et d'un cadrage pleins de souplesse.
Les dessins de Christine Crozat nous rendent plus attentifs et plus sensibles aux signes qui nous entourent. Négligeant leur signification première, nous sommes emportés à notre tour dans d'autres mondes, régis par une poésie paradoxale et le jeu de fécondes associations.
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— 1.
Julia Elchinger, « Le phénomène de Vugacité », Cahier Crozat, Cahiers/Chroniques n°7, UFR Arts – Département arts visuels, Université Marc Bloch, 2007, p. 25
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— 2.
Plusieurs éditions d'objets, modelés en résine ou en cire, témoignent de cette attirance pour les chaussures, par exemple Les Patins de Monsieur Van Eyck (2001-2002) et La Pantoufle de Mélusine (2006)
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— 3.
Pieds et chaussures sont les principaux acteurs des vidéos Les Missionnaires (2004), Pinso doble, Bananas et Woodsocks (2004-2005)