Texts
Texte de démarche
Par Didier Tallagrand, 2025
Texte de démarche
Par Didier Tallagrand, 2025
Noir & Blanc
Par Philippe Piguet, 1998
Catalogue d'exposition Noir & Blanc, Fondation d'art contemporain Daniel & Florence Guerlain, Les Mesnuls
Noir & Blanc
Par Philippe Piguet, 1998
Catalogue d'exposition Noir & Blanc, Fondation d'art contemporain Daniel & Florence Guerlain, Les Mesnuls
Le peintre à la campagne
Par Jean-Yves Jouannais, 1993
Catalogue monographique, Galerie Catherine et Stéphane de Beyrie, Paris
Le peintre à la campagne
Par Jean-Yves Jouannais, 1993
Catalogue monographique, Galerie Catherine et Stéphane de Beyrie, Paris
"Ainsi, Nature ! abri de toute créature !
O mère universelle ! indulgente Nature !
Ainsi, tous à la fois, mystiques et charnels,
Cherchant l'ombre et le lait sous tes flancs éternels,
Nous sommes là, savants, poètes, pêle-mêle,
Pendus de toutes parts à ta forte mamelle !"
Victor Hugo, "La Vache", in Les Rayons et les ombres
Il eut été pénible à l'illustre auteur de cette allégorie d'en suivre le déclin et d'assister à sa lente dérive, d'une impeccable et sûre rhétorique aux rives d'un kitsch catastrophique. La Vache, aujourd'hui broute bien loin du poétique. Aussi Martial Raysse réalise-t-il des tableaux de comices agricoles. Didier Tallagrand s'interroge lui aussi sur le sens du sillon, la santé métaphorique des blés, et s'en va chercher aux champs l'écho de vieux mythes passés de mode. Dans ses tableaux, parfois composés en diptyques ou triptyques, des bœufs, des vaches, souvent seuls, et dont on ne devine que les ombres, regardent des paysages. Dans un premier temps, les formes animales se détachaient en ocre sur des fonds uniformément clos que parasitaient seulement quelques formes géométriques. Cela ressemblait à la pièce manquante d'un puzzle, en l'occurence une trace d'absolu dans la trivialité du décor, l'infini pondérable d'un trou noir dans le noir d'un trou campagnard. Puis l'obscurité a gagné l'ensemble du tableau. Celui-ci, constitué de poudre de graphite tamisée, a vu s'écraser les plans, disparaître la profondeur et l'on saisit que s'il n'était quelque reflet aux fronts des animaux ou à leurs garrots, la composition disparaîtrait en ombre chinoise.
Au-delà ou en deça des symboles contraires de fécondité et de stérilité, la vache et le bœuf se trouvent ici donner corps à l'immobilité du temps georgique. On songe aux troupeaux d'Albert Cuyp. Influencé par Van Goyen avant que de découvrir les paysages italianisants de Jan Both, on évoque souvent de la vie d'Albert Cuyp - anecdote saugrenue en apparence - qu'il vécut au confluent de deux voies d'eau. Or ces deux cours d'eau qu'il peignit à maintes reprises formaient et fermaient le cadre d'un regard, immobilisaient la perspective.
Didier Tallagrand, lui aussi, peint de plus en plus de cours d'eau, fleuves tracés dans l'obscurité d'un horizon et qui dessinent des boucles, formes qui, plus qu'aucune autre, suggèrent le retour sempiternel du même. En somme, que peut-on peindre de la campagne, sinon le néant éternellement rabâché du vivant, les négations des saisons qui bégayent.
Lorsque John Constable estimait qu'il y avait "place pour un peintre naturel" et qu'il peignait un tas de fumier au premier plan de l'un de ses plus beaux tableaux (La Vallée de Dedham), son ambition était pourtant bien différente de celle de Courbet. Mais le fait est que du point de vue de la peinture et de ses conventions, le paysage comme genre ne connut guère de révolution entre Romantisme et Réalisme. Or la bataille du Réalisme, engagée par Daumier, Millet et Courbet avait eu justement pour ambition de démystifier ce sentiment de la Nature cher aux romantiques. La Nature devait redevenir la Campagne. L'idée de cycle organique (scène du compost dans "Bouvard et Pécuchet") remplacerait le face à face idéal avec cette nature née des "Harmonies" de Bernardin de Saint Pierre.
"Rien n'est moins poétique que la Nature et les choses naturelles : c'est l'homme qui leur a trouvé une poésie." (Goncourt, Journal T.IV) On ne pourra plus impunément célébrer la blondeur des foins, s'enthousiasmer du miracle des moissons, de la rectitude des sillons, sans encourir les foudres du ridicule. Pourtant, si nous ne pouvons nier l'évolution des mentalités, les traditions demeurent, elles, naturellement soumises à une certaine inertie. Il exista donc un décalage entre le parti pris antiromantique et la persistance évidente de traits, de clichés en somme. Ainsi la Nature ne perdit-elle jamais véritablement son aura artistique. Dès qu'il s'agit de la ruralité et de sa représentation, s'imposent l'artifice, le mensonge. Jean-François Millet, le "peintre paysan", fut un mythe. Il n'a jamais été ce paysan analphabète, attaché à la terre jusqu'à vingt ans, qu'il prétendait être. Et ses laboureurs, semeurs, bûcherons, devaient par la suite gagner en nostalgie facile, déformés par les reproductions.
Peut-il exister un "art agricole" qui échapperait aux deux écueils du romantisme et du kitsch ?
C'est à la campagne que se fait la révélation du vivant. Le réel, une fois l'artificialité citadine rejetée, s'y montre dans tout son prosaïsme. Les choses y existent jusqu'à l'excès, l'obscénité. Contrairement à leurs consœurs citadines, polies, bridées, tenues à la demi-mesure sous la haute égide de la civilisation, ces choses se contentent d'être, sans contrainte aucune, qu'importe de quelle manière, dans quels mise ou maintien. Alors elles existent avec toute la violence de leur naturel. Elles échappent aux conventions. Leur représentation échappe à d'autres conventions, celles de la peinture. L'image de la nature, devenue campagne, n'a jamais pu réellement advenir dans le champ de l'art. Didier Tallagrand tente de révéler, de restituer cette image condamnée, damnée. Cela ressemble à une restauration, au sauvetage d'un vieux daguerréotype dont, dans l'urgence de l'archivage, on privilégierait la dimension documentaire.
Témoignage d'un mirage ou mirage d'un témoignage, seul un constat s'impose : l'art qui s'est nourri du sentiment de la nature, s'en est repu, n'a jamais su regarder la campagne. Et lorsque l'on voit un film tel que "Le Cochon" de Jean Eustache, on comprend ce qu'il a toujours manqué de courage et de moyens à la peinture pour dire le réel. Les toiles de Didier Tallagrand évoquent ce repentir gêné et coupable. Ces images, fantomatiques à force de n'avoir pas été vues, improbables, définitivement brouillées, flottent ainsi sans même l'espoir d'une reconnaissance, d'une consistance. Trompées par la vue, elles s'essayent, en manière de vengeance, à tromper l'œil.
Ouvrir les yeux
Texte de Catherine Grout, 1993
Catalogue monographique À la campagne épuisée, Espace arts plastiques, Villefranche-sur-Saône
Ouvrir les yeux
Texte de Catherine Grout, 1993
Catalogue monographique À la campagne épuisée, Espace arts plastiques, Villefranche-sur-Saône