Texte de Sylvie Coëllier
L'information me touche : DATASCULPTURE, une œuvre d'Émilie Perotto, 2023
Texte de Sylvie Coëllier, professeure émérite en Histoire de l'art contemporain à Aix-Marseille Université
À l'instant même, des milliards de données sont saisies par d'immenses datacenters qui ronflent sans répit. Des nuées d'informations numérisées redéfinissent notre quotidien, enveloppant nos vies d'abstractions qui mettent à distance le réel. La recherche d'informations est sans doute aussi ancienne que la société des chasseurs-cueilleurs qui repéraient les traces animales, mais c'est au Siècle des Lumières que l'on systématisa l'archivage des données au point d'inventer la Statistique1. Bientôt on convint d'une forme pour visualiser l'accumulation grandissante d'informations chiffrées - de data. Ce fut l'histogramme, une représentation faite de « bâtons » verticaux posés sur une horizontale aux fins de comparaisons et de prévisions. Lorsqu'après 1945, les ordinateurs remplacèrent les calculateurs mécaniques, le traitement des données informatiques s'envola et l'histogramme devint l'outil de base de leur diffusion scientifique. En somme, l'histogramme est un condensé de l'histoire de la numérisation qui a conquis tous les territoires du réel. Que peut alors l'art face à la puissance du numérique ? Le représenter ? L'utiliser ? S'y opposer ? Émilie Perotto inverse la question. Qu'apporte la sculpture au numérique ? Face au développement de l'abstraction engrené par le monde des ordinateurs, une réponse s'impose. La sculpture donne une valeur tactile, concrète, une force de présence à l'univers des données numérisées. Une technique informatique encore neuve, améliorable, traite du volume : l'impression 3D. Ne concevant pas la création sans partage de savoir-faire, Émilie Perotto consulte des spécialistes. Existe-t-il des programmes de mise en volume d'histogrammes variables selon les données ? Aucun ne répond à la demande de l'artiste ; un jeune chercheur en design, Benoît Zenker, met alors au point les formules d'un tel programme : elles seront disponibles en open access2. L'impression 3D peut-elle traduire la forme désirée en terre, cette matière primaire de la sculpture ? Une entreprise de haute précision, Novadditive, réalise à l'imprimante 3D des éléments de céramique. Mais la terre, aussi homogène soit-elle, garde une vie autonome, avec ses manques, ses vrillages : la réalisation ne pourra dépasser 30 cm. Le programme, comme les difficultés posées aux ingénieurs de l'entreprise et résolues dans DATASCULPTURE sont aussi ce que la sculptrice apporte au numérique.
DATASCULPTURE a une dimension d'objet. On peut la prendre en main. Un émaillage transparent laisse voir les strates du processus de l'impression sans contredire la qualité du toucher des surfaces, ici lisses et là légèrement rugueuses, froides mais sensibles au réchauffement. L'ancestralité de la terre, de la céramique, s'unit ainsi aux technologies d'avenir. Disposés en L, à 90°, les bâtons en volume du double histogramme en appellent aux trois directions de l'espace : hauteur, largeur, profondeur. Car la sculpture, comme le monde, se saisit spatialement et concrètement. Et c'est du monde dont il est question : les data de l'histogramme représentent d'une part la quantité de diamants des dix pays les plus producteurs et d'autre part la mortalité des enfants de moins de cinq ans dans ces mêmes pays. La situation scandaleuse de richesse et de souffrance de plusieurs pays - République du Congo, Lesotho, Angola – est dans nos mains. Les bitcoins n'ont pas retiré au diamant, à l'or, leur valeur symbolique de richesse, celle que la main peut tenir. C'est aussi symboliquement – et sensiblement, par le corps - que l'art agit sur nous. En prenant dans mes bras DATASCULPTURE, je touche et suis touché(e) par ces données réelles du monde.