Fabrice Lauterjung
Updated — 03/05/2018

Texts

RIEN QUE L'ENDROIT ET LE MOT

Portrait de Fabrice Lauterjung par Corinne Rondeau
In ZéroQuatre N°06, Printemps 2010

Voir dans la continuité les films de Fabrice Lauterjung laisse une sensation étrange encore accentuée par le fait qu'ils sont autant à regarder qu'à lire. La continuité dissout leur nombre dans l'obsession d'une image où s'absente la profondeur, où s'intensifient les mouvements, où s'éclipsent les mots et les voix entêtés à revenir, à disparaître par nécessité, où prédominent le noir et blanc et le grain du super-8. La continuité donne à voir le même film mais en transit, comme en errance. Plus question de se poser la question de combien d'opus ai-je vu, de leurs débuts ni de leurs fins. S'impose au contraire la question du défilement des phrases et des images, des extinctions entre noir et silence, des reprises entre images mobiles et immobiles, des disparitions progressives entre fondu des images et effacement des mots, des écarts entre la parole et la lettre. Un même film dont la quête consiste à interroger la mémoire par des lieux et des mots. La mémoire commence avec le nom d'un lieu, et ce lieu appelle une histoire. Mais cette mémoire est d'abord celle de l'image. Rien alors ne peut avoir lieu que le langage et un travail de construction de la mémoire par sa destruction, en entendant ici destruction en un sens véritablement durassien :

« Il n'en reste que la mémoire de l'histoire

et ce seul mot pour la nommer

Césarée

La totalité.

Rien que l'endroit

Et le mot. »

[...]

« L'endroit s'appelle Césarée

Cesarea

Il n'y a plus rien à voir. Que le tout. » 1

Cette totalité échoue. Ni la vérité ni la mémoire ne sont toute. Et il faut la puissance de l'inscription au cœur de cette impuissance pour tracer les lignes d'un tout en défaillance et inventer sa fiction. Trace noble de la mémoire, éternelle et chancelante, entêtante et dérisoire.

Cette défaillance se confond au mouvement de l'inscription et de l'image. Mais au lieu de les tisser, comme le cinéma nous y a conditionné, elle les désunit. Ils ne peuvent plus être ensemble, pas dans le même lieu, pas en même temps. Pourtant c'est un même film tous ces films qui cherchent non la matrice, la mémoire, mais ce qui d'elles est condamné à s'effacer. Dans Zagreb, répétition, on donne à voir un film et des mains qui dans le doute tentent de classer les images photographiques selon l'ordre du film qui a été vu. C'est l'écart entre ce qu'on a vu et ce qu'on a mis de notre mémoire en jeu dans le jeu de cette autre mémoire, le film lui-même comme dans À une passante, comme dans The Study. Qu'importe en définitive que ces films reposent a priori sur des dispositifs scientifiques de mémoire car Fabrice Lauterjung ne fait jamais que les repousser vers l'intérieur, ne façonnant pas une expérience objective mais le temps de la complication subjective. C'est la possibilité de voir que le monde ne se joue jamais à l'extérieur de l'inscription qu'on en donne et des images qui passent, défilent, dérivent.

Mais ce même film doit être revu pour en dégager moins des débuts et des fins que les temps de la mémoire. Dans la séquence finale de Au fil de l'oubli, un long travelling au fil de l'eau comme le premier travelling de l'histoire du cinéma, bien qu'il ne se passe pas à Venise, avec l'opérateur des frères Lumière sur une gondole, mais sur un bateau dont on entend le moteur et les cliquetis contre la coque. La caméra filme un mur, le mur d'une digue de béton sans savoir ce qu'il cache. On sait qu'une ligne est trace et se trace, mais on oublie souvent qu'elle retient. Que retient-elle ici ? Ce long travelling est mon seul souvenir : la durée, les sons ont tout effacé sauf une carte, la carte de la construction d'un port au tout début du film. Ce mur retient mon souvenir, mélange les temps, pour dire qu'une image peut effacer les enchaînements auxquels elle m'a conduit et me mettre nez à nez avec ma propre capacité à recouvrir et choisir de voir ceci plutôt que cela. Choisir de m'inventer un film qui ferait tout disparaître, qui m'a tenu jusqu'à la stupéfaction d'un j'ai oublié.

Dans Istanbul, le 15 novembre 2003, il y a une triple ligne d'écriture qui raconte le temps de l'inscription, du témoin de l'inscription et de l'image. Et il y a le défilé d'images enchaînées qui ne montrent pas ce qui se raconte. Il faut le lire ce film, et il faut ensuite le voir, et il faut enfin le lire et le voir pour reconnaître sa fiction, celle du film qu'on ne verra pas. Le film qui empêche de voir Istanbul. Les mots d'un homme, un turc, s'écrivent à propos d'un film qui sur la ville, « le vrai Istanbul », qui a été perdu avant même d'avoir été développé. Dans l'absolue banalité des images de la ville, posséder le vrai n'est possible « que par la parole ». Et puis il y a les mots du narrateur qui mettent à distance par le jeu de la mise en abîme des guillemets et la troublante manifestation du « je ». Le narrateur montre en faisant lire tout en aiguisant l'image d'un son de défilement de super-8 qui sonne avec un bruit de machine à écrire. Tracer des lignes, changer de plans, traverser la ville, s'arrêter à ses signes, à ses hommes. Et puis cette phrase : « Parfois j'arrêtais la caméra pour regarder vivre la ville. 2 »

C'est l'oiseau qui vole au-dessus des mots comme la caméra voltige, impossibilité d'un point fixe. Dans ma mémoire cet oiseau est l'envol d'un visage et me rappelle La jetée de Chris Marker, évocation de l'histoire du cinéma énigmatique du vol à la Muybridge, de la menace à la Hitchcock, de l'amoureux à la Marker. Voici une mémoire marquée par l'histoire du cinéma jusqu'à la violence de la discrépance 3 du lettriste Isidore Isou et de la voix absente de Duras. Comment les images marquent-elles l'histoire et s'en délient pour faire le récit de toute fiction ?

Mémoire de La Jetée encore avec Avant que ne se fixe où la poésie des images se révèle davantage à travers les mots du livre d'Eric Suchère, Fixe, désole en hiver. Une silhouette de femme installée dans le contre-jour ne se retournera pas. « Instable, l'image s'établit... 4 »  quelque chose d'une chevelure, d'une bordure, d'un reflux, derrière une fenêtre de train défile le paysage instable. Verticalité du mouvement naturel, horizontalisation du défilement mécanisé. Aérien et terrien, solitaire au déclin d'un corps imaginé mais non retrouvé. La main au-dessus du papier blanc et vierge en cut ou en fondu au noir, amorces et flous. Les intensités du sentiment de phrases brisées en images répétées et syncopées pour une histoire dont la mémoire a été effacée et qui, contrairement à La jetée, ne retrouvera pas l'aimée mais la sait perdue autant qu'en vie toujours de dos, ne regardant jamais le seul regard qui la cherche.

Tous ces détails aussi poétiques que techniques montrent dans ce même film la force du forage des images par les mots et la saillie des mots sur les images. Dans un espace ténu, Fabrice Lauterjung expose une formule déjà historique, « explosante fixe », la rendant mobile sans lui donner l'excès du spectacle.

Un mot pourrait résumer ce même film, élégie, qui signifie « chant du deuil », et qui pourrait dire aussi, en lointain écho à la huitième Elégie de Rilke, libre de l'effacement.

Et c'est en de nombreux lieux que la mémoire appelle mais qui jamais ne s'éveille tout à fait. Les noms de villes sont au croisement du temps et du lieu et se retrouvent dans les titres sans être des figures : Istanbul ressemble à Berlin, Zagreb à Paris. Mais ces villes aussi ont une destinée : traversée pour Berlin, le 15 novembre 2003 pour Istanbul, 02/03 pour Paris, répétition pour Zagreb. Cette destinée est celle d'une image première, d'une expérience de l'espace, de la pellicule super-8 toujours impression de lumière et dont la qualité est par nécessité indéfinie comme la mémoire. Il faut alors les mots pour que vienne toujours le dialogue. Berlin : traversée raconte un vis-à-vis entre l'est et l'ouest, des gestes s'imposent quand la voix trop lointaine ne peut se faire entendre. Alors un langage de gestes s'installe, montre ce qui est caché. Mais vient insidieusement le temps où les gestes ne suffisent plus, effacent le rapprochement : ces statues que l'on voit se dresser, immobiles, surimprimées de mots, Berlin, ou Césarée, la ville résonne dans ces gestes qui inscrivent dans notre mémoire son essence première et peut-être définitive : l'incommunicable.

  • — 1.

    Marguerite Duras, Césarée, film de 1979 et texte publié au Mercure de France, Paris, 1979.

  • — 2.

    Extraite du film Instanbul, le 15 novembre 2003.

  • — 3.

    Usage séparé de la bande-son et de la bande-image qui permet de faire de la bande-son un objet littéraire, poétique et oratoire.

  • — 4.

    Extrait du film Avant que ne se fixe, d'après le livre d'Éric Suchère, Fixe, désole en hiver, Les petits matins, Paris, 2005.

FIX CINÉMA

Par Jean-Pierre Rehm
In Fabrice Lauterjung, Éditions ADERA, 2007