Fabrice Lauterjung : rhétorique des images sensibles
Par Éric Suchère
In Le petit Chaillioux, Carte blanche à Éric Suchère, septembre 2009
Fabrice Lauterjung est réalisateur et/ou vidéaste 1. Il réalise des films à mi-chemin entre le documentaire et la fiction. Ainsi, dans Istanbul, le 15 novembre 2003 (2004), il filme en virtuose une ville qu'il découvre, qu'il vient de découvrir. Il filme, caméra au poing, les rues, les gens, des scènes banales. Rien que de très ordinaire sinon que l'image, dans son mouvement, dans ses raccords, avec son grain Super 8, son noir et blanc très esthétique est plus que l'ordinaire du touriste filmant. Il filme en héritier de la caméra stylo, mais il mine son film en racontant une histoire parallèle à l'image, une histoire qui se surimpose à celle-ci et ne semble entretenir avec elle qu'un rapport lointain – celui de parler de la ville en question. Une histoire vient donc se plaquer sur un documentaire non narratif.
Cette histoire qui évoque une chose que nous ne verrons pas est une fiction qui ne se montre pas comme telle, qui vise au vrai, qui se dissimule en vraie parole. Cette parole tente de nous leurrer et, pour ce faire, imite une rhétorique : celle du témoignage. Le leurre est double car cette histoire vient physiquement sur l'image en l'occupant sous la forme d'un texte défilant dont la lecture accapare bientôt le spectateur, l'empêchant de regarder l'image, ce qui s'y passe. Un texte prend le pas physiquement mais également mentalement, imposant d'autres images aux images filmées que nous percevons lointaines. Il empêche l'image en devenant image et en prônant ses propres images, des images douteuses, non vérifiables et mensongères. L'imaginaire provoqué par le texte empêche la vision du réel filmé en captant notre attention. Le texte ainsi devient image. Une image qui devient un double de celles du film et les double 2. Le texte donc n'accumule pas du sens, un sens qui viendrait approfondir l'image, il en ajoute un. Tout se passe dans l'interstice entre les deux, entre les images filmiques et les images textuelles.
Ce film est exemplaire de la manière dont Fabrice Lauterjung travaille. Il y a le plus souvent deux phases. Une phase pendant laquelle il filme, accumule du matériau – un matériau d'une grande sensibilité et qualité esthétique – et une phase de distanciation de ce matériau par un processus narratif qui n'est pas seulement montage. L'un vient mettre en doute l'autre – les qualités esthétiques de l'image sont mises à distance par la mise en place d'un dispositif réflexif indépendant des images produites. Le dispositif désaffecte en partie l'image, mais cette désaffectation n'est pas une simple mise à distance d'un lyrisme craint, elle est active, créatrice et productrice, dans cette distance, de nouveaux sens. Elle est mise en doute de ce qui nous saisit.