Du 18ème arrondissement d'Atget au Grand Paris
Par Gilles Verneret
À la fin du 19ème siècle, Eugène Atget avait fait en quelque sorte le pari de faire survivre certains endroits de Paris condamnés à disparaître, tout en dressant le portrait général de sa ville.
De nos jours, à l'ère du Grand Paris, son aventure reste d'actualité, étendue désormais à la métropole hors des murs de la capitale, devenue mégalopole internationale avec le brassage des populations et des cultures qui en découlent. Son projet documentaire, intégré ultérieurement à l'histoire de la photographie, est passé du statut d'archive à celui d'œuvre d'art et a inspiré des générations de photographes. Ce déplacement est aussi en phase avec un changement de point de vue qui nous amène à voir la photographie autrement.
"L'effet de réel", qui fascinait les anciens maîtres de l'image, a fait place à une réflexion sur la représentation et son mécanisme d'enregistrement, lui substituant une approche "conceptuelle" où la photographie n'a plus l'innocence qu'on attribuait au document.
Il s'agit de représenter l'immense diversité d'espaces, de temporalités, d'acteurs, d'habitants, de points de vue, de mouvements, parfois contradictoires, à l'œuvre dans le processus de métropolisation. En outre, ce projet, né d'une vision de la culture comme partage et fabrique de relations, à la fois fécondes et problématiques, se donne comme fil rouge pour la saison 2017-2018 : "traduire". Le thème abordé pour la commande photographique "Translation" s'inscrit dans cette perspective. Pour effectuer cette question du "transfert", nous partirons d'un lieu précis dans le vieux Paris, actuellement à la jonction du Grand Paris : le 18ème arrondissement.
Pour illustrer cette vision sans cesse en mouvement, nous avons choisi de procéder à notre façon habituelle (cf. Sur les traces des demeurants : j'aurais vu ce que d'autres yeux ont vu), c'est-à-dire en suivant les traces de personnages qui auront marqué l'histoire de la culture, d'une façon ou d'une autre. Il s'agira ici d'Eugène Atget, l'un des pairs d'une certaine photographie documentaire. Nous voulons poursuivre son projet, le faire translater à travers le temps, de l'entrée du 20ème siècle au début du 21ème. Dans cette historicité de la ville en développement, prendront place les migrations de population dans le quartier bien défini du 18ème arrondissement qui a vu, entre autres, les artistes de l'art moderne : Picasso, Utrillo, Apollinaire, tous contemporains du vieux maître de l'image. Nous ferons aussi le saut des limites géographiques de l'arrondissement, balisé au nord par le périphérique allant de la Porte de Clignancourt à la Porte de la Chapelle. Celles-ci franchies, nous abordons les municipalités frontalières de Saint-Ouen et d'Aubervilliers qui ouvrent sur le continent des "étrangers" implantés dans le 18ème, venus entre autres de Martinique – patrie d'Aimé Césaire et guide de nos réflexions – avant d'être repoussés hors des quartiers de Montmartre, lieux de tourisme et d'habitations rénovées pour les classes moyennes.
Chaque frontispice ou enseigne de rue, chaque boutique nous guidera dans la connaissance des quartiers, son architecture, ses avenues, ses bâtiments qui témoignent de la chair de la cité, avec ses rues, ses artères, ses passants : le mouvement de son sang. Aimé Césaire est, à nos yeux, le porte-parole du peuple chatoyant de cet arrondissement de Paris, lui conférant l'atmosphère chaleureuse et bariolée des rues commerçantes de la banlieue.
Eugène Atget, au commencement de la photographie (dont on a pu dire qu'elle a été découverte en même temps que la notion d'Histoire), voulait archiver les fruits de la civilisation issus d'un terroir commun. A contrario, Aimé Césaire, venu de lointaines îles, est venu s'installer à Paris pour y développer son œuvre écrite. Ce glissement entre le même et l'autre, entre le commun et l'étranger – dont la translation et la traduction définissent l'opérativité – se situe pour nous de l'ancien Paris au Grand Paris, du 18ème arrondissement à Saint-Ouen et Aubervilliers, du Sacré cœur et du Moulin Rouge jusqu'à la rue de la Martinique. Que de témoins à visiter ! Que de passages à explorer !
Mon choix esthétique se tourne résolument vers une vision documentaire classique, dans la lignée de Walker Evans et de son « style documentaire », fait surtout de poésie mais qui ne dédaigne pas des avancées dans le prolongement des travaux d'Allan Sekula (comme la technique bi-morphose, qui réunit des temporalités différentes dans le même espace/temps). L'hommage aux anciens est le fondement du travail. D'abord sur les traces d'Eugène Atget puis à la croisée des réflexions d'Aimé Césaire. Mais ce regard rétrospectif est orienté vers l'actualité et la rencontre avec le monde d'aujourd'hui, ses problématiques de diversités raciales et leurs mouvements de populations. Ainsi la thématique de métropolisation qui va de l'agglomération originelle vers la mégalopole, constitue le centre de la proposition avec sa volonté de montrer l'intégration de nouvelles populations excentrées vers les périphéries et les nouvelles communes de banlieue (Saint-Ouen et Aubervilliers).