À Dominique Sudre.

58% des français décèdent à l'hôpital, une plus grande majorité y font des séjours passagers. Ces faits, alliés à la peur mêlée de respect que l'hôpital inspire, poussaient la curiosité à y voir de plus près, ce qu'un concours de circonstances provoqua, nous amenant à l'Hôpital de C...
Un directeur conciliant et ouvert nous y ouvrit grandes les portes, car il nous importait d'y traiter de quelques scènes de la vie hospitalière, entrevues à travers le point de vue des soignants et à la manière Bergmanienne. Et c'est accompagné d'un chargé de projet culturel que nous pénétrâmes dans l'édifice :
2957 agents hospitaliers, répartis dans 9 bâtiments dont certains en chantier, avec une capacité d'accueil de 1153 lits, des dizaines de kilomètres de couloirs, 197 847 consultations à l'année, un million de repas servis dans le même temps, 2273 tonnes de linge lavé, 50 000 passages aux urgences, avec un budget global annuel de 195 millions d'euros, le monstre impressionne par les chiffres, qui cachent souvent des réalités humaines à débusquer.
Monstre au service de la douleur humaine, machinerie bien huilée, qui laisse bouche bée dès notre entrée chez l'ophtamologiste : le Docteur S... La bonne entrée en matière, car qu'en est-il de l'œil ? Le photographe tel que nous le concevons est un opérateur aux ordres de l'imagerie visuelle,qui doit toujours conserver à l'esprit que son art est au service exclusif de la connaissance de l'homme. Anthropologie et photographie doivent cheminer de concert, dans le cas qui nous occupe, à condition de préserver une vision poétique fruit de l'émotion perçue et garante de l'expression artistique communicable à autrui. Le constat réaliste doit rejoindre la sensibilité créatrice, afin de réfléchir une part du réel sur un rectangle de papier lumineux, dans un moment donné de l'Histoire.
Au cours du développement du cerveau humain et de ses capacités, il y a cinquante mille ans, l'homme s'est regardé lui même, s'est réfléchi et a su qu'il savait, même si cette évolution  du savoir s'est étalée sur des millénaires. Et ô mystère, cette réflexion a fait sens et le monde s'est révélé compréhensible !
Cette fonction de réflexion est au centre de la démarche artistique et, à des soignants qui avançaient le postulat que "l'art ne servait à rien", on pouvait alors répondre "qu'il servait un chemin parallèle à celui de la science et de la médecin, comme prélèvement de souches de la réalité ambiante et visuelle", qui permettait ultérieurement au spectateur de s'y réfléchir et de s'y reconnaître, produisant ainsi une harmonie future.
La "Reconnaissance", le mot était lâché, définissant notre rôle auprès de ces milliers de soignants et d'agents hospitaliers qui journellement assument courageusement leur poids d'organisation et de responsabilités pour combattre la maladie et la mort. Cette reconnaissance devait s'imprimer sur la gélatine  et quels que soient les déchirements qui les agitaient au sein de la modernité mondialisée, on leur devait estime et considération, pour ce que leur fonction prenait en charge de douleurs et de départs forcés et ceci au prix de revenus modestes et d'horaires stressants.
S'il est exact que les médias mettent l'accent sur la déshumanisation qui guette l'institution hospitalière, cela est dû principalement à l'expansion des structures organisationnelles et au nombre sans cesse croissant des malades, engendrant cette complexification de la machinerie de soin et d'intendance. Que l'on guérisse ou que l'on ,y meure, l'on se ne sort jamais indemne de l'hôpital qui ouvre le champ de vision. Ce fut aussi notre lot.
La dame de la cuisine qui prépare ses plats consciencieusement depuis trente et un an, et qui nous sourit derrière son masque. Ce chef responsable de la chambre mortuaire nous glisse à l'oreille : "qu'on ne s'est jamais intéressé à son travail, que l'on n'est jamais venu le voir pendant ces décennies pour en parler", mais lui-même se refuse à en parler, confronté au tabou de sa mission. Car l'on ne vient chez lui que pour y passer, toujours muni d'un bon de sortie.

"Personne ne veut mourir mais tout le monde veut aller au ciel" dit la chanson, force est pour l'instant de se rendre à l'hôpital le moins, mais aussi le mieux possible.


Au départ, Scènes de la vie hospitalière, réalisée en 2011, était montée comme un panel représentatif de la vie quotidienne dans le grand établissement de Chambéry, qui montrait le personnel au travail, axé sur la gestuelle professionnelle, ainsi que quelques malades en rééducation. Dans la série présentée ici, une grande partie des images sont restées inédites et l'accent est aujourd'hui mis sur le voyage qui mène sur ce qu'on nomme prosaïquement "décès" et qui prend là, la forme d'une métaphore poétique sur la mort.
Une majorité de français meurent à l'hôpital et font ce voyage de la sidération et de la souffrance avant le départ définitif et inconnu. Voyage redouté, voyage terrifiant qui clôt notre petit passage sur terre. Le projet décrit minutieusement le parcours du malade avant qu'il ne passe ad patres, tout en gardant la vocation documentaire de décrire une situation réelle. Il tente, certainement maladroitement, de rejoindre la mythologie qui entoure ce départ vers le royaume des morts : l'Hadès (étymologie : l'invisible) dans notre civilisation occidentale, et ceci sans la nommer.
Le passeur : Charon qui nous emmène vers les royaumes souterrains, couloirs et salles obscures du centre hospitalier, avec la traversée du "styx", les mirages du poisson de Poséidon, les verrous du monstre Cerbère et le chemin de l'âme, les trois Moires, l'une à la seringue, l'autre qui manipule les corps et les prépare à la traversée, et la dernière qui les aide à trouver l'équilibre précaire, sans oublier la déesse Hécate, nocturne et magique, qui enroule les patients dans son IRM avant que les Erynes ne dévoilent le squelette sous la chair des radios.
Pas besoin d'insister sur les rites mortuaires qui continuent d'habiter l'imaginaire au fil des siècles, ici masqués derrière la modernité et la technologie, il suffit de lever le voile et de les raviver.