Prism #1 et Prism #2 ou les pierres de mémoire de Laurent Pernel
Prism #1 et Prism #2 ou les pierres de mémoire de Laurent Pernel
Par Jackie-Ruth Meyer, 2016
Deux sculptures de petite taille, reliées chacune à une tablette numérique, posées sur un guéridon blanc prolongé de chaque côté par une assise et des écouteurs. Au premier regard leur aspect évoque une origine minérale et plastique, tel un éclat rocheux rappelant simultanément la formation géologique, un fragment de météorite ou des recherches abstraites ; au second regard la matière opaque et vitreuse d'un noir mat suggère une archéologie du futur révélant des paysages nés de strates plastifiées ou encore l'origine de la terre, par le cœur de sa matière, en évoquant l'obsidienne, verre de provenance volcanique. La connexion numérique qui se fiche dans le fondement des sculptures saute aux yeux par son incongruité, comme une poussière dans l'œil, une insolence visuelle... Tout aussi déconcertante est la sensation d'impénétrabilité, le silence, que la forme, la taille, la couleur et l'absence d'image inspirent, alors que les casques rajoutés invitent manifestement à l'écoute.
Ces impressions contradictoires suscitent de l'incertitude quant à l'origine et aux intentions des deux sculptures, pierres sombres échouées au Musée/Centre d'art du Verre, lieu par excellence de la transparence et de la clarté lumineuse, avisé commanditaire de cette œuvre visiblement réfractaire à son environnement. Les titres Prism #1 et Prism #2 contribuent à l'étrangeté. La forme anglaise du mot est suivie du mot dièse #, indiquant un marqueur de métadonnées utilisé le plus souvent sur Internet, tandis que le mot clef, qui habituellement le suit, est un chiffre, ce qui obscurcit le sujet au lieu de l'éclairer. Bien que les chiffres donnent une indication relative à l'existence d'une série d'œuvres, précédés par #, ils apparaissent comme une information cryptée, qui pourrait évoquer Enigma, la célèbre machine électromécanique utilisée pour chiffrer et déchiffrer l'information, en particulier par les nazis avant et pendant la deuxième guerre mondiale... L'artiste fait référence à Prism, programme d'écoute développé par la NSA, au siège de Fort Meade dans le Maryland. La photo aérienne du bâtiment, neutre et fermé sur lui-même, où ce programme se réalise, est associée dans l'imaginaire de Laurent Pernel au souvenir des intrigants bateaux enfermés dans les bouteilles que confectionnait son grand-père marin, à ses heures perdues. Les monolithes noirs du film de Stanley Kubrick 2001, l'Odyssée de l'espace, ont également contribué à inspirer son projet. 1
D'autre part un prisme, en français, dit le Dictionnaire en ligne, outre une forme géométrique particulière, désigne en physique « un solide transparent possédant la propriété de dévier et de décomposer la lumière » et au sens figuré « celle de déformer la réalité ». L'œuvre se présente alors d'emblée comme une énigme, ce qui provoque inévitablement la nécessité de la déchiffrer, et, ce faisant, réinterroge la nature de l'art ainsi que sa réception.
Le noir est la couleur par excellence de l'abstraction, de Kasimir Malevitch, Ad Reinhardt à Richard Serra et Pierre Soulages. Ce dernier écrit « le noir est antérieur à la lumière. [...] C'est une couleur qui ne transige pas. Une couleur violente mais qui incite pourtant à l'intériorisation ». 2
Goya a peint des œuvres de plus en plus noires après être devenu sourd, « il drapa toujours la surdité de couleurs sombres, dans des gravures et des toiles représentant souvent hommes et femmes la bouche ouverte sans qu'aucun son ne sorte ». 3 Si l'on regarde Prism de profil, sous la lumière changeante, on perçoit une couche transparente illuminant les bords tandis que le noir est d'encre à l'intérieur. La deuxième étape de la rencontre avec l'œuvre se poursuit en changeant de registre artistique, il ne s'agit plus seulement de regarder mais aussi d'écouter. Ou d'ausculter le cœur de la forme, la carte mémoire insérée dans la pièce en verre, comme la tablette et le cordon qui nous relient à elle, le suggèrent. Des récits différents se dissimulent dans chaque « pierre », l'un, 133 rue de Moscou, raconte la vie d'une femme dans les « baraquements » construits dans une ville du Nord, à Etaples, par les Américains, après guerre ; l'autre, 2 ans, 2 mois, 2 jours, relate les archives attestant de la requête en reconnaissance administrative de service de travail obligatoire dans les usines allemandes d'un homme lui aussi d'Etaples, lors de la deuxième guerre mondiale. Etaples est la ville de naissance de l'artiste, par déduction, on soupçonne un lien intime entre les récits et l'artiste, bien qu'ils se déroulent à une période historique qu'il n'a pas pu connaître et que rien ne le confirme explicitement. Par ailleurs certains indices, comme les adresses évoquées, relient les deux récits, alors qu'ils semblent n'avoir rien en commun. Comme dans une forme romanesque, où les personnages apparaissent tour à tour, à partir de différents points de vue, lieux et moments, et esquissent une architecture qui construit la narration et la déploie à travers l'espace et le temps.
133 rue de Moscou : la narratrice, en conversation avec l'artiste, suit le plan de la maison qu'elle a jadis habitée, pièce par pièce, en décrivant les espaces, le mobilier et les activités qui s'y déroulaient. Elle transmet alors des informations sur sa vie antérieure mais aussi sur le mode de vie, les comportements, la société dans laquelle elle a grandi. Elle recrée littéralement, par l'évocation des couleurs, des matières, des objets, des odeurs, de la lumière, sa vie d'enfant heureuse dans les années d'après guerre, 1950 et 60. Par la déambulation mentale dans l'architecture dessinée, la mémoire sensible opère et livre une empreinte forte de l'esprit du temps, qui se fixe par l'intimité des souvenirs de la narratrice. Le décor qu'elle décrit s'élabore ainsi dans l'imaginaire de l'auditeur, augmenté par sa propre subjectivité et les souvenirs personnels ou culturels qu'il y associe. L'artiste a proposé le processus d'activation de la mémoire, le dessin du plan de la maison, la déambulation induite, les questions pour relancer la vision. Et son silence, à peine rompu par de rares questions, pour les accueillir. La façon dont il conduit et restitue l'échange et son intégration dans le corps d'un objet indéterminé en verre opaque, pour la donner à imaginer par l'écoute, finalise l'apparition d'une période précédant sa naissance, comme l'extraction d'un passé vivant, disponible et signifiant dans un espace temps oublié. Au delà de la restitution de cette histoire particulière, il donne accès à la mémoire et reconstitue des processus de mémorisation qui impliquent la capacité à regarder et à écouter, ce qui est particulièrement difficile dans un monde surchargé d'informations et de bruits. Matthew Crawford révèle que « des recherches scientifiques sur la mémoire montrent que, pour fonctionner correctement, elle a besoin de s'extraire momentanément de son environnement ».3 Pour percevoir l'œuvre, la voir et l'entendre, il faut se mettre en retrait du mouvement et du brouhaha que génère le passage des visiteurs dans le musée. Il faut laisser venir le calme intérieur et accorder la durée à l'œuvre, celle des narrations ; ce qui permet aussi de laisser filer longuement le regard sur les pierres. Nécessité de « recréer du silence pour reprendre contact avec la parole échangée, la présence de l'autre, de renouer avec la conversation qui implique le silence intérieur »4
2 ans, 2 mois, 2 jours : la lecture à trois voix de documents administratifs se référant au travail obligatoire sous l'occupation allemande, à des détails factuels réitérés, des témoignages fournis, répétant des arguments et des preuves au fil du temps, pour aboutir à un rejet de la demande de reconnaissance sans explication par la commission officielle, en 1958, inscrit de façon lancinante la violence et l'arbitraire du pouvoir par sa capacité à occulter l'Histoire, au cœur du destin d'un homme. Laurent Pernel a obtenu ces documents au prix de nombreuses démarches répétées et insistantes auprès de l'administration actuelle. Il y a un continuum, une boucle sans fin, de la puissance du pouvoir, du secret et de l'obscurité des règles qui le confortent. Dans ce deuxième récit le ton impassible, approprié à la froideur du contenu administratif, fait le lien avec une longue lignée littéraire, depuis Kafka. Des narrations qui tournent sans fin dans l'histoire politique et sociale de la modernité. Le langage administratif des archives, par le contraste des voix chaudes et du ton retenu laissent filtrer la force du vécu, celle de l'histoire personnelle du requérant, celle qui permet de donner chair à l'Histoire et à la transmettre.
Les deux récits sont issus du réel, l'un architectural et l'autre administratif, sans ajouts autres que la forme narrative et le son ténu qui les soutiennent, sans détours, ni transpositions, ni explications. Avec une grande simplicité, le contexte de leur présentation les hausse à la dimension artistique, qui permet de les expérimenter en temps réel, subjectivement, émotionnellement, donc de les recréer et de les relier à une mémoire plus vaste, culturelle et historique, propice à un élargissement de la conscience. Ces œuvres, d'apparence obscures et presque insignifiantes, à peine plus grandes que la main, sont des pierres lancées depuis le passé dans notre monde, des bouteilles jetées à la mer pour les rivages à venir.
A l'image du monde actuel Prism #1 et Prism #2 apparaissent tout d'abord complexes et insaisissables, puis exigeantes. A la fois archaïques et futuristes, secrètes et parlantes, elles réunissent en un seul dess(e)in forme naturelle et construction sculpturale, matière et technologie, dispositif plastique et récit, passé et présent. Elles résonnent de ce qui gronde dans la société, elles le donnent à partager et réinscrivent ainsi l'art dans sa fonction sociale, au-delà des valeurs marchandes, événementielles et décoratives que les tendances économiques et politiques actuelles préconisent.
Par ailleurs l'art, dans ses formes les plus percutantes aujourd'hui, est « transgenre ». Les catégories qui séparent et différencient les disciplines artistiques n'ont plus de raison d'être, l'art s'est libéré de ces cloisonnements, seuls les objectifs esthétiques et expressifs déterminent le choix de telle ou telle forme ou medium. Il est aussi trans-historique, l'ensemble des formes connues est disponible, la foi dans la nouveauté comme marqueur du progrès artistique, intellectuel et social a disparu. La nouveauté n'est plus qu'un procédé de communication et de marketing. La réinterprétation des références par une recontextualisation des idées et des formes ouvre un champ d'investigation pertinent, une créativité remarquable, au gré de métissages fertiles. Les artistes ne sont plus repérables par un certain type de travail, ils n'explorent plus une seule idée, un seul style, ils se réinventent constamment autour de ce qui fait leur singularité multiple. L'art doit aujourd'hui être consommé rapidement, non seulement par les acheteurs mais aussi par les visiteurs-touristes défilant dans les musées et autres lieux de culture sous prétexte que le nombre est un indice de l'intérêt populaire, confondu avec les chiffres de la rentabilité. La résistance à la standardisation et à la consommation, héritage des modèles industriels, que la domination économique accentue, est évidente dans ces petites pièces qui exigent de leur accorder de l'attention, du temps et de la réflexion pour percevoir l'ensemble de leurs éléments et par là même réapprendre ces expériences mentales.
Laurent Pernel, par ses œuvres, place le rôle de l'art à plus de profondeur, de hauteur et d'exigence. Elles sont traversées par des questions cruciales parmi celles qui truffent la réalité actuelle malgré tout le soin donné par les divers pouvoirs pour les camoufler et les détourner. Il ne livre pas d'emblée, il met en relation des indices, offre les conditions de la recherche et de l'expérience esthétique. Il redonne ainsi à l'art un rôle social essentiel : faire ressentir la pensée, accompagner la sensibilité, la partager, aider à la prise de conscience. Pour tous ceux qui croient que l'on peut continuer à inventer des modes d'être présent au monde.
Le progrès est-il aujourd'hui réactionnaire ? Pour avancer, faut-il reculer ? Ou les deux à la fois ? Qu'en est-il du rapport au temps qui n'est plus que vitesse ? Qu'en est-il de la mémoire alors que les supports se multiplient et se dématérialisent sans fin ? Les connexions, qui se superposent et nous distraient sans cesse, forment autant d'écrans pour ne pas voir et ne pas entendre. Comment résister à la « tyrannie de la communication » ? 5 Se concentrer, être présent ici et maintenant, tisser du sens et du désir, apparaissent comme des formes obsolètes de rapport au monde et à l'autre, au moment même où leur absolue nécessité s'affirme. Pendant que la guerre fait rage dans le monde, que les conditions de vie se détériorent, et que la peur est distillée, renforcée par l'incapacité à saisir les ramifications cachées des événements, que les intérêts des multinationales détruisent la planète et les corps, nos cerveaux sont envahis par les images qui manipulent les espaces visibles et mentaux à leur bénéfice. « L'environnement saturé en médias des espaces publics préempte notre sociabilité puisque nous sommes tous exposés à cette réalité fabriquée. Dans ces conditions, tenir une conversation devient très difficile et construire un raisonnement complexe encore plus. Des produits de masse qui affluent de toute part orientent le contenu de nos pensées. [...] Si nous réalisions à quel point notre écologie de l'attention est fragilisée, nous ferions en sorte de préserver un espace où penser, échanger ou dialoguer ».6 Comment accompagner les transformations économiques, climatiques, technologiques et sociales en cours ? Réinventer comment vivre, comment être, comment créer...
Prism #1 et Prism #2 recèlent silence, secret, mémoire, conversation, passé et futur, intimité et société. Pour approcher les œuvres et les comprendre, il faut faire le lien entre des éléments différents, prêter une attention fine pour les saisir et les ressentir. Elles sont œuvre plastique, sonore et littéraire. Document et fiction. Évasion au cœur du réel. Pas de message direct, pas de pensée toute faite assénée, plutôt une incitation à investir l'espace et le temps, à nous rendre disponibles, libres des apparences et du trop plein de notre monde. Ces œuvres contiennent et transmettent des choses minuscules, sans apparat, sans brillant extérieur, de grande portée.
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Pierre Soulages, cité par Emmanuelle Lequeux, "Pierre Soulages, continent outrenoir", Le Monde, 9 août 2016.
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Matthew Crawford, Propos recueillis par Jean-Baptiste Jacquin, "Dans un espace public saturé de technologies, l'attention s'épuise", Le Monde, 27 juillet 2013.
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David Le Breton, Propos recueillis par Vincent Remy, "Le silence nous confronte à l'intimité", Télérama, 3473-3474, 3 août 2016.
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