Perrine Lacroix
Updated — 25/09/2023

Entretien Art World

Entretien avec Fen Lingwei
Art World, numéro 32, 2017

Fen Lingwei : En tant qu’artiste et directrice d’un institut, comment traitez-vous cette double identité ?

Perrine Lacroix : Dès 1992, en sortant de l’ENSAD (École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris), j'ai très vite ressenti l’envie/nécessité d’être artiste et commissaire. Même si à l’époque, on ne revendiquait pas le travail de commissariat comme aujourd'hui. Cela a commencé à l'Institut Français de Naples, lors d’une résidence - en tant qu’artiste - où j’ai invité l’exposition "Complicités d’évasion" présentant les œuvres de 42 prisonniers et artistes ayant partagé un atelier dans les prisons de Lyon sous l’initiative de Daniel Siino. Celle-ci s’est accompagnée de rencontres engagées et passionnantes avec le monde carcéral et artistique napolitains.

Ont suivi d’autres invitations faites aux artistes.

De retour en France, en 2000, j'ai été invitée pour exposer à Meyzieu, en périphérie lyonnaise, dans une nouvelle médiathèque. J'ai alors organisé une programmation sur plusieurs années avec un projet pédagogique fort ouvert à tous les publics. 

Depuis 2004, j’assure la direction et la programmation de La BF15, espace de production et de diffusion en art contemporain. Avant d’être un espace d’exposition, je considère cet espace comme un vrai outil, un lieu de recherche, un lieu de vie, un atelier. J’invite l’artiste à le pratiquer en amont, il peut ainsi habiter le travail en cours, envisager sa recherche in situ, faire et défaire son projet.

Inconsciemment, les artistes que j’invite ont souvent un travail qui est en lien directement ou indirectement avec mes préoccupations artistiques. Les grandes lignes thématiques se dessinent ainsi autour des notions d’espaces artistiques, géographiques, politiques, poétiques, critiques. 

Dans l’élaboration des projets, les réflexions que nous partageons, il m'arrive d’insuffler l’idée d’une œuvre que j’ai en tête aux artistes et que du coup je n’accomplis qu’à travers leur geste. Une fois réalisée, je ne trouve plus nécessaire de la réaliser à mon tour. C’est une pierre à l’édifice d’une recherche globale, d'une histoire commune, d'un Tout. Ce Tout revendique avant tout la nécessité de chercher, inviter, inventer, construire, produire et montrer, la nécessité des idées, de la différence, de la divergence, de l’irrévérence, de l’incertitude, de la transformation, la nécessité de la création et de la recherche.

Est-ce que vous pensez que vous êtes une artiste féministe ? 

Je n'apprécie guère l'étiquette "féministe", car je n'affectionne pas les ghettos. Mais face aux vertigineuses inégalités qui perdurent dans notre monde en général comme dans celui de l'art, j'agis à ma petite échelle pour rétablir l'équilibre qui se doit.

Il y a quelques années, de retour d’une grande foire d’art contemporain parisienne, je me suis amusée à compter le nombre de femmes représentées par les galeries, cela représentait moins de 10%. On peut faire le même constat quant aux artistes femmes invitées à exposer dans les musées ou les centres d’art. Pourtant, la majorité des étudiants dans les écoles d’art sont des femmes. 

C'est pourquoi mon travail curatorial est activement engagé. J'invite beaucoup d'artistes femmes, jeunes ou non. J’insiste sur ce point car je ne suis pas adepte du "jeunisme" que je considère comme un autre ghetto.

Le travail des femmes me touche, peut-être car j’en suis une mais peut-être aussi car je sais combien cela est difficile pour beaucoup de se frayer une place et sûrement aussi car cela me semble important de lui donner sa place dans le paysage artistique. 

Je suis très heureuse d'avoir pu contribuer à donner une jolie visibilité à beaucoup d’entres elles, visibilité qui a pu susciter de belles opportunités par la suite.

Dans votre travail, vous utilisez plusieurs matériaux (vidéo, photo, installation…), est-ce que vous avez une préférence ? Ou non ?

Diplômée en scénographie, le point commun à tous mes travaux est l’espace et les histoires que j’en récolte. Je considère l’espace et son contexte, non pas seulement comme le cadre ou le support, mais bien comme le point de départ de mon travail, qu’il se situe dans l’espace public ou dans l’espace d’exposition. C’est après que découlent les matériaux, de la matérialité de la brique à la fluidité d’un film de plastique.

Ainsi je propose de "monter une montagne" de terre à l'étage d'une cité en démolition à Chelles (2009). Dans ce deux pièces, s’immisce alors un paysage qui passe d’une pièce à l’autre. 

Dans l’allée voisine, j’envahis un appartement d’une forêt d’étais, comme pour tenter de maintenir l’immeuble. En y entrant, un groupe d’enfants du quartier improvise une danse tout en scandant un chant à tue-tête. Spontanément, ils investissent cette forêt métallique comme un espace de transe. 

Avec du charbon de bois, je colorie un blockhaus, ancien lieu de stockage pour munitions à Nantes (2013). Le charbon de bois étant un composant de la poudre à canon, c’est comme faire ressortir, à travers ce geste, le contenant historique à la surface, sur les pores du bâtiment. L’œuvre se délave au vent et à la pluie, elle est aussi éphémère que le bâtiment est immuable. 

Au dessus, une enseigne inscrit "enseigne". Ce pied de nez tautologique sonde l’enseignement de ces monuments et par conséquent de l’Histoire dans notre contemporanéité.

Avec des briques et un film plastique, je rends hommage à la dernière victime du mur de Berlin. En mars 1989, Winfried Freudenberg a survolé la ville à bord d’un ballon de fortune - fabriqué en polyéthylène - avant de s’écraser à l’ouest de Berlin. 

Pour Das Esszimmer à Bonn (2013) comme pour la galerie Snap à Lyon (2014), je reporte les dimensions exactes du mur principal de l’espace d’exposition que je fais tomber au sol, concrète ombre portée en briques. Celles-ci redeviennent terre, paysage sur lequel le public est invité à marcher. Le mur devient un matériau de projection mentale. 

Par contraste, j’ai eu envie de pratiquer réellement le matériau et le volume du ballon réalisé par Winfried pour son évasion. Je me suis donc procuré du polyéthylène. Cette légère feuille de plastique s'est immédiatement mise à exister et à imposer sa présence lorsqu’un courant d'air s'imposa à moi au moment même où je m'apprêtais à filmer l'installation.  En ouvrant les portes de chaque côté de l'espace, le vent s'est engouffré d'un coup dans la voile de plastique, comme dans celle d’un bateau, pour ensuite s'en échapper tout en l'entraînant dans sa fuite vers l'extérieur, pour revenir ensuite dans une grande inspiration regonfler le ballon avant de s'échapper de nouveau dans une expiration.

Cette image du rideau appelé par le vent ouvre le cadre sur celui de la fenêtre. Un glissement s'opère entre l'aspect sculptural de la voile gonflée par le vent et son échappée picturale vers la fenêtre qui nous renvoie à la peinture et à la définition du tableau comme "fenêtre ouverte". Chez Alberti, cette fenêtre n'ouvre pas sur la nature mais sur l'histoire : « je trace d'abord sur la surface à peindre un quadrilatère de la grandeur que je veux, et qui est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l'histoire (historia) » (Alberti emploie le mot storia qui, comme historia, correspond au muthos d'Aristote sur les deux versions du traité d'Alberti, voir beauté).

L'introduction de la veduta, dans la peinture de la Renaissance, est donc une construction purement intellectuelle. Elle n'a pas pour fonction de représenter ce qui est vu simultanément du dedans mais bien destinée à exciter l'imagination du spectateur et à lui rappeler que la scène ne se joue pas dans un lieu clos mais sur fond d'univers. Elle ouvre vers d'autres perspectives, ici sur celle de la fuite de Winfried - win/gagner et fried/pacifique.

Pour vous, quelle est la relation entre l’art et l’engagement politique ?

L’artiste doit être aussi attentif à ce qu'il éprouve qu'à l’univers qui l'entoure.

Marguerite Yourcenar, dans ses entretiens de 1983, évoque cela. "D’un côté, l’artiste doit être profondément soi-même, pour avoir un apport personnel à donner. Et de l’autre, l’artiste doit s’oublier, sortir de lui-même, faire table rase de lui-même. Les deux exigences ont l’air contradictoires mais dans la réalité elles ne le sont pas."

Vous travaillez dans le monde entier, est-ce que vous différenciez "les problématiques des autres" et votre "propre problématique". Si oui, Est-ce que c’est une intervention ?

Les problématiques ne changent pas beaucoup d’un côté à l’autre de la planète. C’est plus le contexte et la vision qu’on en a qui se modifient.

Cette année, j’ai résidé un mois en Australie et un mois en Autriche.

En Australie, j’ai réalisé NO WAY, une installation qui dénonce les camps de rétention de migrants sur l’île de Nauru au large de Sydney. Cette petite île a un passé particulier. À partir de 1906, le gisement de minerai de phosphate de l'île est exploité par différentes compagnies coloniales (Allemagne, Japon, Australie) puis par les habitants de l’île. Ce minerai constitue la seule source de revenus de l'île durant presque un siècle et assure aux habitants un niveau de vie très élevé pendant plusieurs décennies. La non-anticipation de l'épuisement des réserves, conjuguée à des politiques imprévoyantes, plongent Nauru dans la faillite et l'instabilité politique à compter du début des années 1990. Essayant de diversifier ses sources de revenus, Nauru s'engage dans le blanchiment d'argent, la vente de passeports et maintenant dans la détention - dans des conditions innommables - de milliers de demandeurs d’asile refoulés par l’Australie.

En Autriche, j’ai réalisé EXIT, un film en hommage aux 61 résistants anti-fascistes assassinés sauvagement par les SS et les civils le 6 avril 1945 alors qu’ils venaient d’être libérés de la prison de Krems. 

Ce film montre la sortie des peintres de la Kunsthalle en travaux - attenante à cette même prison. À peine sortis, ils reculent et remontent le temps, comme aspirés par l’histoire, celle de ces prisonniers politiques "tués comme des lapins".

EXIT fait référence à deux "vues photographiques animées" des Frères Lumière : La sortie de l'usine Lumière (1895), premier film de l'histoire du cinéma et Démolition d'un mur (1896), premier effet de l'histoire du cinéma où lors d'une projection, Louis découvre la marche arrière en rembobinant le film sans éteindre la lanterne.

Dans les deux lieux de résidence, à 15 000 km l’un de l’autre, mon travail dénonce la persistance et la maltraitance des réfugiés et prisonniers politiques et la lâcheté des pouvoirs.

Face à ce qui arrive chez nous (Charlie Hebdo, Bataclan…), pour l’artiste qui travaille dans le champ social, est-ce que vous pensez que c’est nécessaire de faire quelque chose pour répondre à cette réalité ?

L’art est une intuition du monde, il tremble comme le monde. Ainsi je partage le concept du Tout-monde du philosophe Edouard Glissant, qui s’oppose à l’homogénéisation et la standardisation, qui s'attache à penser l'interpénétration des cultures et des imaginaires. "J'appelle Tout-monde notre univers tel qu'il change et perdure en échangeant et, en même temps, la "vision" que nous en avons. (…) Les poètes l'ont de tout temps pressenti. Mais ils furent maudits, ceux d'Occident, parce qu'ils sentaient bien que leur rêve du monde en préfigurait ou accompagnait la Conquête. La conjonction des histoires des peuples propose aux poètes d'aujourd'hui une façon nouvelle. La mondialité, si elle se vérifie dans les oppressions et les exploitations des faibles par les puissants, se devine aussi et se vit par les poétiques, loin de toute généralisation."

En face de ce monde actuel (terrorisme, nationalisme, migration…), quel rôle on joue en tant qu’artiste ? Surtout en tant qu’artiste française (par rapport à la dernière question).

Je me suis intéressée à ces questions avant que notre pays en soit une des cibles. 

Ainsi en 2009, lors d’une résidence artistique en Algérie, j’ai rencontré Razika.

Dans un dytique vidéo - sur l’écran de gauche - elle raconte comment, à 17 ans, elle a été mariée à cet inconnu de 20 ans son aîné. D’Alger elle a migré dans un petit village perdu en montagne. Au bout d’un mois, son mari est parti travailler en France pour 30 ans avec ses frères et son père. Razika se retrouve avec ses belles-sœurs sous la tutelle de la belle-mère, la "sultane". Son mari revient un mois par an en décembre. Ils auront 14 enfants.

Razika constate amèrement que les maris restés en Algérie ont pu vivre avec leurs familles et construire les mêmes maisons ou presque… sans "les étages" (seuls mots dits en français).

Avec gravité, elle raconte la "décennie noire" lorsque les terroristes descendaient au village. Dans le même temps - sur l’écran de droite - des images de forêts flambent sous nos yeux. "C’est l’armée qui les brûle pour pas que les terroristes n’y reconstituent le maquis."

En 2012, je lis un article dans le train qui me mène en repérage au centre d’art de La Roche-sur-Foron, c’est L’incendie de la chambre d’Alaa. Il relate une histoire arrivée un an plus tôt, en septembre 2011. Des tunisiens et des égyptiens, échappés des "printemps arabes", s’étaient confiés l’adresse d’un squat à Pantin, près du périphérique parisien. Six d’entre eux y ont trouvé la mort, asphyxiés, sans avoir pu retrouver le trou par lequel ils s’étaient faufilés la veille.

"Le feu est parti de la pièce où dormait un égyptien de 36 ans. Un grand costaud avec d’épais sourcils. Alors que tous les autres s’entassaient jusqu’à douze par pièce, lui s’était préservé un coin d’intimité. Une pièce qui avait été baptisée "la chambre d’Alaa". A l’intérieur, il y gardait jalousement une collection de livres d’occasion. Des romans en français, en arabe, des "vu à la TV" récupérés auprès de l’ancien locataire. Plus d’un millier d’ouvrages empilés dans des cartons qu’il espérait revendre. Le soir, pour voir clair, faute d’électricité, Alaa allumait toujours deux ou trois bougies qu’il scellait d’un peu de cire sur une commode. Les autres l’imitaient et les soufflaient avant de s’endormir. Alaa, lui, ne les éteignait jamais. L’égyptien "avait peur du noir, témoigne l’un des squatteurs, et il les laissait brûler jusqu’au matin". Ce soir-Ià, ils étaient une vingtaine à dormir au squat." (E. Cazi et E. Vincent, Le Monde, 21/09/2012)

Cette histoire m’a marquée car le "printemps arabe" a démarré en février 2011 à partir d’un jeune tunisien qui s’est immolé. Quelques mois plus tard, des hommes, qui ont fait cette même révolution, s’échappent vers un ailleurs avec plus de travail, de liberté et de démocratie. À peine arrivés, ils se retrouvent prisonniers d’un incendie parti des livres, ceux-ci même que brûlent les dictateurs. Tragiquement, ce sont ces livres qui en brûlant les ont tués, censurés.

Dans l’espace d’exposition, je réalise un mur en moucharabieh de briques rouges, fracturé. Il ressemble à ces murs que l’on fait autour des constructions inachevées pour que personne ne vienne les squater. En le traversant, le public se trouve dans cette situation de passage, éprouvant de l’autre côté, l’obscurité clandestine. 

Dans une autre pièce, oscille un mur en briques de mousse. Elles constituent un mur fragile qui tangue et se démolit au moindre passage. Tombées ainsi de façon aléatoire, elles composent un parterre chaotique qui transforme le couloir en rue pavée suite à quelques émeutes révolutionnaires. Dans le même temps, ces briques de mousse dispersées au sol évoquent des matelas de fortune, calcinés.

Faciles à manipuler, à superposer, elles deviennent modules de construction pour qui veut monter son mur, bâtir ses édifices éphémères, ses "châteaux en Espagne".

Nous avons visité pas mal d’ateliers de jeunes artistes, nous trouvons qu’il y a de moins en moins de jeunes artistes qui travaillent sur la problématique sociale et politique, quelle est votre opinion sur ce phénomène ?

Peut-être est-ce dû à la sur-médiatisation. Les nouvelles générations subissent le flux d’informations et d’images sans prendre le temps de s’en imprégner réellement.

Vous avez cité la notion d'"hétérotopie" chez Foucault, c’est vrai qu’en France il y a une très forte tradition sur la philosophie et sociologie, comment cette tradition influence (ou accompagne) votre travail ?

Depuis 2003, je photographie les "Châteaux en Espagne", (Castels in aria) : lieux inachevés, carcasses de béton vides plantées dans des endroits idylliques, esquisses en 3D suspendues dans le paysage, monuments hybrides entre la sculpture et l’architecture que seul l’imaginaire habite.

Ils sont la matérialisation d’un projet suspendu, resté à l’état de projet. D’un désir de changement, d’ailleurs, resté à l’état de désir. Ils sont ces « hétérotopies » que Michel Foucault définit comme une localisation physique de l’utopie, ces espaces concrets qui hébergent l'imaginaire, comme une cabane d'enfant ou un théâtre. Au contraire de l'utopie, qui est un modèle idéal, l'hétérotopie est concrète. 

Dans mon travail, j’ai souvent associé l’hétérotopie (du grec topos, "lieu", et hétéro, "autre" : "lieu autre"), à l’immigration (du latin in-migrare : "rentrer dans un lieu"), comme si le migrant était un être en désir de "rentrer dans un lieu autre".

Ce sont les mouvements humains, universels et inconditionnels vers cet "autre lieu" qui nourrissent mon travail, ainsi que les raisons et les méthodes qui y sont consacrées.

Vous travaillez souvent avec différentes personnes (différents métiers ou nationalités ou populations, artistes, habitants, réfugiés), vous pouvez nous parler un peu ces expériences ?

Pendant plus de deux ans, je me suis intéressée à la perception de la lumière et du visible par les aveugles et malvoyants. J’ai recueilli leurs témoignages, ils ont accepté que je les filme et photographie. La plupart ne sont pas dans le noir, mais dans la lumière, sur un plan pratique aussi bien que symbolique. Chacun a une perception très personnelle de la lumière. Certains la perçoivent même si elle ne les aide pas à distinguer les formes, d’autres la vivent comme une fuite du noir qui les habite, d’autres la vivent dans le souvenir… Beaucoup en ont une approche philosophique. 

C’est cette multitude de perceptions que je présente à travers une installation vidéo (Lumières d’aveugles, 2003) et une installation urbaine (Regards aveugles, 2004). 

Cette dernière se divise en sept séries de panneaux électoraux alignés dans les rues. Chaque série montre le regard d’une même personne ainsi que ses mots inscrits sur des aplats de couleurs, comme des slogans politiques.

Pour les voyants, le regard ne se révèle que par la lumière. Sans clarté, il reste immergé dans le noir. Sans la lumière, le regard sommeille. Aussi, nous existons à travers le regard des autres. C’est le regard des autres qui fait lumière sur ce que nous sommes. Des yeux qui nous regardent nous renvoient à nous-mêmes. Ils sont notre miroir. Cette multitude de regards façonnent notre propre image. En revanche le regard des aveugles est opaque, imperméable. C’est comme être face à un miroir sans reflet. Et pourtant, derrière ces globes mobiles s’activent les sensations. Intérieurement, le non-voyant dessine notre visage selon notre voix, nos déplacements et notre aura. Il perçoit ce que nous dégageons intimement. En même temps, il visualise ce que nous lui racontons. Nous lui parlons donc avec un autre visage que celui que nous portons et nos paroles ont une autre portée.

Ces "regards aveugles" nous envoient une autre image de nous-même, invisible. Regarder ces regards, qui ne nous voient pas et ne se voient pas, renvoie le "voyant" à ce qu’il serait sans lumière, sans regard. Ici la parole est le révélateur d’une lumière intérieure, enfermée dans un corps, comme la chambre noire de l’appareil photographique qui restitue après les fragments visibles d’une réalité. 

Le mythe de la caverne décrit l’itinéraire qui conduit du monde sensible des apparences au monde intelligible de la vérité. L’idéalisme platonitien place le philosophe au rang des meilleurs dirigeants possibles de la cité.

La concomitance de cette installation dans la ville de Lyon avec celle d’un colloque Écologie et Développement durable a permis aux malvoyants d’y prendre part. Ils ont pu dénoncer publiquement les carences et l’incohérence de l’éclairage dans l‘espace public : difficultés quand ils passent d’un trottoir très éclairé (par les vitrines) à un trottoir très obscur (ils se sentent alors attirés par l’éclairage de la route), éblouissement provoqué par les lumières au sol ou par un éclairage de façade, insécurité due à certains éclairages, absence de signalement lumineux des travaux ou des obstacles sur la voie publique, peinture grise des barres qui ponctuent les trottoirs, etc.

Leurs témoignages ont suscité un tel intérêt auprès des professionnels qu’ils ont déclenché deux autres colloques sur ces questions spécifiques, ainsi que des tests grandeur nature sur un boulevard.

Pour revenir à cet autre sujet qui m’occupe, celui des migrants, actuellement, avec la compagnie de théâtre AnteprimA, nous avons rassemblé nos compétences pour proposer un projet d’accompagnement culturel auprès des mineurs étrangers isolés. Durant plusieurs mois, nous les avons accompagné à la découverte du monde culturel, à travers des spectacles et expositions et à travers des ateliers de pratiques artistiques. L’atelier théâtre - animé par Antonella Amirante et Léna Dia - a donné lieu à un spectacle en mars, l’atelier écriture - avec l’auteur Simon Grangeat - a produit des textes sous forme de listes et l’atelier d’art plastique - animé par moi-même - va donner lieu à une exposition dans l’espace public en octobre : "Babel, le fleuve des oiseaux". 
Ce projet fait suite aux échanges partagés avec les jeunes, où surgissent souvent des évocations aux oiseaux (cages, envol…). Après une journée de visite au Parc des oiseaux, les jeunes ont construit plus de 35 nichoirs pour les oiseaux migrateurs. Ceux-ci seront ensuite suspendus aux branches des arbres le long des berges du Rhône. La vallée du Rhône est sur la trajectoire des oiseaux migrateurs. 

Ainsi les jeunes migrants - en attente de logement - ont fabriqué des abris pour les oiseaux migrateurs. Ce parallèle métaphorique affirme que la migration est un phénomène naturel. Comme les oiseaux, l’homme migre depuis toujours. Les paléontologues estiment que l’Homo Sapiens doit sa survie puis son succès à sa capacité à migrer. Celle-ci lui a permis de répondre aux glaciations et aux canicules des derniers cent mille ans. Maintenant l’homme continue à migrer - pour différentes raisons selon les régions du monde. Peu de choses ont changé, sauf l’appréhension que l’on en a et la politique.

© Adagp, Paris