Alep par Rajak Ohanian
Alep par Rajak Ohanian
Propos recueillis par Ingrid Perbal
In Qantara, Magazine des cultures arabe et méditerranéenne, n°63, printemps 2007
En 1953, vous commencez à travailler chez un photographe. Est-ce votre première découverte de la photographie ?
J'y ai découvert la technique, développement et tirage. J'avais réalisé mes premières prises de vue deux ans auparavant : mon frère avait un appareil de photo, je le lui avais emprunté. Je photographiais mes proches et des amis, des paysages... Je découvrais la photo.
Puis vous êtes devenu photographe de théâtre...
En 1955, je rencontre une troupe de copains engagée dans l'aventure théâtrale autour de Roger Planchon, au théâtre des Marronniers à Lyon. C'est avec eux que j'ai commencé à faire mes premières photos de théâtre. Au fil du temps, j'ai travaillé avec différents metteurs en scène, jusqu'en 1977, date à laquelle j'ai définitivement arrêté la photo de théâtre. [...]
En 1987 avec « Portrait d'un village », puis plus récemment (1999) avec « Portrait d'une P.M.E. », vous prenez le temps de la rencontre avec les gens en vous installant dans leur village ou leur entreprise, pour réaliser des séries de clichés racontant leur histoire. [...]
En 1978, je suis hospitalisé à Dijon pour un problème cardiaque. Sur l'almanach des P.T.T. de la Côte d'Or, je coche une vingtaine de villages d'une cinquantaine d'habitants que je vais visiter à ma sortie de l'hôpital. Je rencontre le maire de l'un des villages, Sainte-Colombe-en-Auxois, 44 habitants. Je lui raconte mon projet. Il me fallait l'accord de tous pour commencer ce travail. Après deux semaines, j'ai eu une réponse favorable.
En 1979, je m'installe au village, dans l'école désaffectée. Au fil du temps, une trame se tisse. C'est la rencontre de personnes remarquables. J'ai présenté ce travail dans les granges de Sainte-Colombe en 1981, avec le concours de tous les habitants. Prendre le temps de la rencontre. De les connaître, de nous connaître. Établir une relation. Ne plus être un «étranger». Je n'étais pas du village, pas quelqu'un de passage non plus. Je partageais le temps avec eux. Je quittais le théâtre, où je photographiais des comédiens, des situations répétées, des gestes répétés pour aller vers des gens ordinaires. Autre chose.
Comme plus tard, en 1999, pour le « Portrait d'une P.M.E. », où je me suis installé dans une entreprise d'impression sur tissus de la région lyonnaise, pour y photographier ses 32 « acteurs ». [...]
Quand avez-vous décidé d'un voyage à Alep, où votre père avait été recueilli en 1915 dans un orphelinat ?
Il y a quatre ou cinq ans, j'envisageais de faire un travail, « Arménie/Arméniens ? ». Je suis allé en Arménie et en Turquie. Je ne trouvais pas de thème, de fil conducteur satisfaisant. J'ai pensé à mon enfance et à tout ce qui l'accompagnait, mes parents, leurs amis. Décines était un milieu extraordinaire. Ces gens avaient réussi à sauver leur vie. J'ai voulu remonter à une source, et, de là, rappeler leur trajet.
Comment avez-vous préparé ce voyage ?
Je suis allé à Alep une première fois en 2005, d'octobre à fin décembre. Je n'avais aucune information et une seule connaissance, Avédis Thémizian, un Arménien originaire d'Alep, rencontré vingt ou vingt-cinq ans auparavant à Toulouse, chez Armand Gatti. Il était en France pour étudier la médecine, finalement il s'est dirigé vers des études de sociologie et de lettres ; il est surtout poète. On a discuté toute une nuit, en arménien, en français. Pendant la préparation de mon voyage à Alep, j'ai obtenu ses coordonnées. Nous nous sommes revus. Il a une petite papeterie et il continue à écrire. Il m'a été précieux pour sa connaissance du terrain.
Qu'avez-vous fait une fois arrivé à Alep ?
Le premier séjour à Alep, je l'ai passé à la recherche de l'orphelinat, à contacter différentes associations, des institutions religieuses locales... Chaque information me renvoyait vers d'autres personnes. J'ai passé plus de deux mois à chercher, jusqu'au jour où j'ai rencontré Mihran, photographe et archiviste travaillant sur la communauté arménienne. Et lui m'a fait découvrir le quartier d'Alep où étaient concentrés treize orphelinats. Il n'en reste aucun aujourd'hui.
Pourquoi avoir ajouté des textes en surimpression sur vos clichés noir et blanc ?
Pendant le deuxième séjour, de janvier à avril 2006, j'avais défini l'axe de mon travail et j'ai fait mes prises de vue. C'est pendant cette phase que j'ai vu la nécessité d'ajouter un texte sur la photo : le pourquoi même de ces photos.
Comment, pourquoi un enfant peut-il se retrouver à des centaines de kilomètres de chez lui, ses parents massacrés ? C'est aussi une réponse à la dénégation turque. La naissance d'une nation se faisait par l'éradication d'une autre. Le texte gêne la lecture de la photo, crée une tension entre le texte et l'image. Les écrits proviennent de témoignages, de rapports d'ambassades de pays neutres ou engagés du côté turc pendant la Première Guerre mondiale et d'historiens dont la crédibilité est reconnue.
Qu'avez-vous photographié de la ville ?
La majorité des photos sont prises dans le quartier des orphelinats. Ce sont des photographies de rues et de ruelles vides, d'architectures ottomanes, de murs, avec une ombre ou deux qui passent. Des lieux où mon père a pu marcher, lorsqu'il lui arrivait de sortir. Ses yeux ont dû voir ces ruelles, ces murs. La photographie des pieds et des têtes de moutons est une référence au génocide. Les soldats turcs décapitaient des déportés et se faisaient photographier avec la tête de leur victime plantée sur des piques. Des trophées. D'autres photos sont prises sur le chemin de la déportation au-delà d'Alep (Deir-er-Zor, Marquadé, le fleuve Euphrate). Ce travail à Alep, je l'ai fait pour mon père, et pour l'ensemble des victimes de la barbarie humaine.