Slimane Raïs
Updated — 08/09/2016

Texts

Entretien avec l'artiste

Par Audrey Mascina, extrait de In the arab word... Now de Jérôme Sens, Éditions Enrico Navarra, 2008

Audrey Mascina (A.M.) : Vous avez fait des études d'architecture d'intérieur à Constantine, quelle a été la passerelle qui vous a menée de l'architecture à l'art contemporain ?

Slimane Raïs (S.R.) : Ma relation à l'art est une relation d'espace. Qu'en serait-il d'un espace niant toute notion de distance ? Comment imaginer un espace qui, justement, ne soit pas donné dans son étendue mais dans son parcours, dans le franchissement que l'on ferait de ses limites ? Un espace qu'on ne traverse pas mais qui nous traverse ? Dans mon art, je crée des espaces de rencontre. Seulement, ces espaces ne sont pas toujours géographiques : parfois ils sont diffus, discrets, mentaux, émotionnels...

A.M. : Vous définissez souvent votre œuvre comme étant centrée sur la matière humaine et non plastique, qu'entendez-vous par là ?

S.R. : Cela fait dix ans que j'ai opté pour un travail qui ne manipule pas les formes stéréotypées renvoyant systématiquement à des images fantasmées d'un Occident sur l'Orient. Je ne voulais pas être stigmatisé comme "l'artiste arabe", "l'artiste algérien" ou encore "l'artiste musulman". Je me considère d'abord comme un artiste, citoyen du monde...
Choisir de travailler sur la matière humaine était pour moi une manière d'interroger, d'emblée, l'Universel. Mon travail a toujours à voir avec l'autre, et ce qu'il porte en lui de plus intime et de plus commun. Ce qui m'intéresse, ce n'est pas ce qui nous différencie, mais ce que nous avons en commun. Ce plus petit commun multiple.

A.M. : Plus précisément, vous utilisez votre rencontre avec les gens comme matière première de vos œuvres.

S.R. : Lorsque je suis arrivé en France, je ne connaissais rien, ou presque, de la culture française. Je ne parlais pas bien et ne comprenais qu'un mot sur deux. J'ai très vite compris que faire de l'art, c'est d'abord comprendre à qui et avec qui le faire. J'ai commencé par écouter les autres parler, observer leurs gestes, leurs manières d'être et leur façon de penser le monde. Pour moi, c'était déterminant, d'abord pour ma survie quotidienne, et puis mon devenir artistique. Je restais des heures et des heures dans les cafés à observer et écouter les gens. Et puis, petit à petit, c'était à mon tour de parler. Ce geste d'aller vers l'autre était performatif pour moi. Une sorte de happening. Il me fallait beaucoup de culot pour le faire. Et c'est comme ça que j'ai transformé ces rencontres en une sorte d'outil ou de moyen pour faire de l'art... 

A.M. : Ces rencontres sont la plupart du temps provoquées par voies d'annonces dans la presse ou les lieux publics et le résultat de l'œuvre est mis en scène dans l'espace public. Qu'est-ce qui vous intéresse dans cette confrontation de l'art avec le réel ?

S.R. : J'ai parlé tout à l'heure des espaces dont on franchirait les limites afin d'en créer d'autres qui échapperaient complètement à notre contrôle. Je prendrais comme exemple l'œuvre Délit Mineur, réalisée pour Le Magasin à Grenoble en 1997. Cette œuvre consistait en la diffusion impromptue, dans chaque arrêt d'une ligne de tramway, de messages de répondeurs téléphoniques, messages personnels empruntés à une trentaine d'habitants d'un quartier traversé par cette ligne.
Cette irruption sonore de mots qui parlent de ce qui est vécu intimement, seul ou à plusieurs ; une intimité qui tout à coup s'expose, se met en mots sur un mode public et partagé : l'agacement, le désir, l'impatience, l'attente, mais plus simplement surtout, la familiarité. Du coup, le lieu public ne l'est plus vraiment et cela dérange, intrigue, produit de la gêne de la part des voyageurs, partagés entre le désir d'écouter et le refus d'accepter que l'on puisse étaler sa vie privée de la sorte sur un lieu public.
Il ne s'agissait guère de créer une ambiance, avec ce qu'elle pourrait avoir de prégnant, mais une "simple" sollicitation à un déplacement ou un basculement dans un nouvel espace contextué par la mise à nu de ces messages téléphoniques, rendus à leur forme pure...

A.M. : Dans cette relation privé/public, vous avez également mis votre ligne de téléphone portable à la libre disposition des spectateurs de l'exposition. Que signifie pour vous cette incursion du public dans votre vie privée ?

S.R. : Bien que cette œuvre, par son aspect extérieur, fasse penser aux ready made de Duchamp, elle fonctionne sur un tout autre registre. L'objet n'est pas considéré en soi, dans ce qui constitue sa présence symbolique ou matérielle, mais principalement pour son fonctionnement, sa pertinence, son efficience. Il est intéressant en tant qu'objet actif et productif, parvenant donc à établir une relation entre un artiste, toujours absent dans les expositions, et des visiteurs "performeurs". Dans ce travail, deux choses m'intéressaient :
1 - Faire du spectateur un véritable acteur, qui ne subit pas l'interaction d'une œuvre, mais qui en est le co-auteur. Une expérience unique qui fait de lui le spectateur privilégié d'une œuvre en construction, dont il est également l'enclencheur. En effet, la réception de l'œuvre (ce que ce visiteur reçoit) ne se distingue pas de sa fabrication, de sa confection, puisque son implication fonctionne comme composante artistique à part entière, comme l'un des facteurs constituant cette réalisation et permettant son agencement.
2 - La réalité de l'œuvre s'entremêle à la réalité de la vie de l'artiste. Ainsi, j'expérimente de nouvelles disponibilités dans l'agencement de mon art. Cette expérience ouvre une perspective dans mon travail sans nécessairement le délimiter. La particularité de cette œuvre est que, bien qu'elle soit parfaitement maîtrisée, elle demeure non maîtrisable dans la mesure où elle met en mouvement une "matière" qui se dérobe nécessairement à moi, celle d'un intervenant extérieur en perpétuel changement.

A.M. : Comment filtrez-vous et définissez-vous les messages qui vont composer l'œuvre ?

S.R. : Il s'agit tout simplement de rester juste par rapport aux choix que j'opère auprès des personnes que je rencontre. Si je demande à quelqu'un de me révéler un secret, ce n'est pas dans le but de le pervertir. Je me place dans la position du premier spectateur de mes œuvres, même si l'exercice est parfois difficile quand on est en phase d'élaboration. Je ne tiens pas forcément à choquer mon public ou le transformer en "voyeur". La sélection des messages tient à leur qualité émotionnelle, narrative et à leur pertinence. Il est important que les auteurs des récits et des secrets aient pris une distance vis-à-vis de leurs histoires ; il ne s'agit guère de faire de la téléréalité ou de tomber dans un quelconque pathos...

A.M. : L'intimité est un phénomène qui tend de plus en plus à devenir un événement public très plébiscité, est-ce que vous avez ressenti cet engouement auprès des participants de vos œuvres ? Marquez-vous une limite aux révélations qui vous sont livrées ?

S.R. : Mon travail n'est pas de mettre sous les projecteurs une personne ou de la faire exister. Il ne consiste pas non plus à interroger sur les limites éthiques ou morales dans une société de plus en plus pervertie par Internet, les magazines people et les émissions de téléréalité. Mon choix est d'abord d'ordre esthétique. Cela n'exclut pas, bien entendu, la pertinence et la justesse des récits en rapport avec l'œuvre en question. Toute la difficulté est d'arriver à transposer avec justesse ces récits dans l'espace fictionnel d'une œuvre qui se suffit à elle-même.

A.M. : Vous avez réalisé deux œuvres comme un hommage au peuple tzigane, était-ce une manière pour vous d'aborder votre nomadisme à travers une autre population ?

S.R. : Un artiste est d'abord un citoyen du monde qui vit et travaille au-delà des clivages ethniques, culturels et sociaux... Un nomade, en quelque sorte. J'ai réalisé ces œuvres d'abord par amour de la musique Tzigane. Il est vrai que nous vivons dans des sociétés où les individus sont quantifiés, ordonnés, répertoriés par catégories ethniques, raciales, sociales ou économiques... Les peuples Tziganes, de par leur statut, bousculent l'ordre établi des choses. Ils déstabilisent, dérangent, inquiètent, car ils échappent à cet ordre établi, au contrôle et aux règles. N'est-ce pas là quelque chose qui a à voir avec l'art ?

A.M. : Comment voyez-vous le futur de la scène artistique contemporaine en Algérie ?

S.R. : Les problèmes des artistes vivant dans les pays arabes (le Maghreb inclus) sont multiples : Ils sont d'ordre historique, sociétal, culturel et économique. Il serait compliqué pour moi d'y apporter une synthèse.
Toujours est-il qu'en général, dans les sociétés arabo-musulmanes, toute forme d'individualisme est anihilée au profit du pouvoir dominant (militaire, politique, religieux ou parfois les trois en même temps), qualifiant ainsi l'homme de simple rouage d'une immense machine au service du tout-puissant. Dans ce contexte, l'artiste n'a que deux options : Être un agent au service d'une expression idéologique dictée par le pouvoir dominant (ce qui est malheureusement le cas le plus souvent), ou s'exiler ailleurs afin de pouvoir s'exprimer librement et proposer sa vision personnelle du monde.
Le rôle de l'artiste dans la société algérienne actuelle se résume à embellir les façades des immeubles, bâtir des édifices en l'honneur de tel ou tel chef d'état, tout en perpétuant une tradition picturale tant usée et épuisée.
L'avenir de l'art en Algérie dépend des changements de mentalités et de modes de pensée. Ces changements, malheureusement, sont peu probables dans le contexte politico-religieux actuel. Et si changement il y a, il ne peut s'opérer que de l'intérieur du pays. Et les artistes n'en seront pas moins concernés ou impliqués. En somme, ce qu'il faudrait c'est une révolution culturelle qui se dresserait contre les pouvoirs dominants et qui donnerait plus d'espace à l'opinion et à la parole libre de l'individu.

Slimane Raïs doesn't like when we say what he does is relational aesthetics

By Arnaud Stinès, Director of Rurart's Contemporary Art Space
In Le jardin des délices, ed. Rurart 2006

Les espaces polyglottes de Slimane Raïs

Par Daphné Le Sergent, extrait de www.lacritique.org, 2006

Slimane Raïs, Une éthique relationnelle

By Alain Livache, 2004 — Translated by Simon Pleasance, 2015 (excerpt)