Histoire naturelle
Histoire naturelle. Savantes saveurs enfouies
Par Philippe Agostini, septembre 2017
L'enfance avait la saveur des sucettes acidulées, des roudoudous que l'on léchait à même la coquille en plastique ou celle des rouleaux de réglisse que l'on mâchait en dévidant la spirale, elle avait le goût du chocolat en tablette dont on cassait les carreaux entre les deux pouces après avoir retiré les chemises de papier et d'aluminium qui l'emballaient. C'était le temps des petits bazars où l'on vendait des bonbons au détail, des sorbets en forme de bâtons, mais aussi des sacs de billes, des toupies multicolores et des magazines enveloppés sous plastique avec des modèles réduits en kit. L'enfance c'était encore la joie des chromos imprimés sur de petites étiquettes de papier ou de carton - quand ce n'étaient pas des décalcomanies - que l'on trouvait justement dans les emballages des paquets de gâteaux, ou dans ceux des illustrés et qui se collectionnaient selon des thèmes. Ces bons points du cancre, qu'une société pourvoyeuse mais attentive à la bonne éducation des jeunes générations n'omettait de diffuser pour se donner bonne conscience – à moins que ce ne fût pour encourager la vente de ses produits – nourrissaient l'imaginaire. Les thèmes fréquents en étaient le sport, l'histoire et la géographie, les sciences naturelles, les métiers, les grandes inventions et l'art. Toute une culture populaire de poche véhiculée par des images que l'on collait ensuite dans des albums prévus ou non à cet effet ou qui, faute de cahier, étaient rangées en liasse dans une boîte en fer blanc ou finissaient parfois sur les portes d'un placard.
Regardant aujourd'hui certaines de ces illustrations de la moitié du 20ème siècle, on se surprend à penser qu'elles véhiculaient au-delà d'une esthétique que l'on jugera désuète ou simplette - mais que penseront nos petits-enfants des cartes de jeux et des images qui circulent entre les mains des enfants du 21ème dans les cours de récréations ? – une véritable idéologie progressiste du monde occidental. Baudelaire, en son temps, avait fait l'éloge des pages illustrées des magazines de mode pour exprimer l'esprit de la société moderne, tout en réfutant l'intérêt des photographies qui pourtant se sont avérées être les vrais vecteurs de la modernité en art. Les artistes dadaïstes puis ceux du pop art ont partagé un intérêt commun pour ces images issues de la presse, dessins ou photographies, venant détrôner en somme les modèles classiques (plâtres moulés ou académies...) qui jusque-là avaient prédominé. La modernité en art fut, dès lors, dominée par un dialogue constant avec des univers d'images porteurs de signes évidents, accessibles, facilement déchiffrables et surtout reproductibles.
Redessinant certaines de ces images, Sylvie Sauvageon ne fait pas que renouer avec cet imaginaire de l'enfance, elle en revisite les liens plus ou moins explicites, en extrait des sujets ou des types qu'elle croise autrement, sans s'attacher à une seule logique mais en opérant des ponctions dans un vaste catalogue qu'elle collecte patiemment depuis plusieurs années.
Contrairement à d'autres travaux, qui procèdent cependant de cette même pratique de la reproduction, les dessins de Histoire naturelle ne sont pas restitués à la taille originale, mais sont agrandis dans une proportion qui va de 1 à 5. En résulte, à travers le travail du crayon de couleur, une autre amplitude des gestes et donc des modes de remplissage, soit une texture plus relâchée produisant un registre plus dynamique de vibrations colorées. Autre effet, tenant compte du fait que l'intensité des couleurs des modèles a passé avec le temps, la gamme restituée ici y est plus vive et même parfois criarde. La pluralité des formats, rectangles ramassés ou étirés, inscrits tantôt à l'horizontale tantôt à la verticale, répond cependant aux sujets qu'ils contiennent : paysages, décors, figures, scènes ou saynètes... issus de divers ensembles, tandis que la réappropriation de la diversité des sujets et des moyens graphiques de ces images initiales est unifiée par l'application d'un procédé unique.
Si cette séquence d'images introduit, dans ses croisements de motifs et par les associations qui en découlent, des narrations, formant une ou des histoires, le qualificatif de « nature » qui y est accolé semble à première vue ironique. Car bien peu de chose a priori témoigne ici de l'idée de nature, puisque s'y trouve aussi bien un dessin en coupe d'un avion monoplace à hélice qu'un scaphandrier, un peintre en bâtiment et la tête d'un lapin, un combat de boxe et des racines comestibles... « Nature : ensemble des choses qui existent réellement... », indique pourtant de façon générale la définition du dictionnaire Larousse, ceci laissant donc à penser que les sujets réunis ici seraient une proposition élargie de ce que Buffon, souhaitant couvrir tous les règnes de la nature, proposait au 16ème siècle dans ses ouvrages encyclopédiques. Ainsi, « L'intérieur, dans les êtres vivants, est le fond du dessin de la nature », écrivait-il dans l'un de ses chapitres dédié aux quadrupèdes.
La valeur encyclopédique de ce nouvel inventaire constitué par Sylvie Sauvageon relève bien évidemment d'abord de l'humour, car il s'appuie non pas sur des observations à valeur scientifique mais bien sur un matériel sommaire et trivial à l'intention des enfants, qu'elle se contente de reproduire et d'assembler.
Mais si cette version revisitée d'une Histoire Naturelle n'était que cette simple compilation de signes vulgarisés à des fins éducatives, elle relèverait d'un simple jeu surréaliste. Il apparaît que la reproduction comme nécessaire mise à distance de la forme et de la fonction première de ses images, le choix opéré dans ce large corpus est sans doute moins candide qu'il n'y paraît. A savoir que toute image est d'abord le produit conscient d'un répertoire de signes assemblés pour produire un sens, à partir d'une culture initiale. L'image est un véhicule intelligible, une réponse en somme, là où la fonction fondamentale de l'art est non seulement de poser des questions mais aussi d'accepter parfois de rester inintelligible.
Les questions que l'on peut ici percevoir résident précisément dans le choix de chaque image et les rapprochements opérés.
Le dessin sous-titré « Le fumeur d'opium au Tonkin » – dont l'image source est clairement la représentation d'un « cliché », celle d'une pratique culturelle orientale vue d'Europe – voir Tintin, Le Lotus Bleu – elle-même très certainement inspirée d'une photographie en noir et blanc du 19ème réalisée afin de documenter une pratique exotique des indigènes de cette colonie française, ne dissimule qu'à peine cet usage d'un narcotique symbolisant pour une culture raisonnable et bourgeoise (celle d'un monde se revendiquant civilisé ?) doit être lu, dans les courbes féminisées du corps de ce fumeur, comme l'expression d'une faiblesse voire une tare. L'image ne témoigne pas seulement, elle se veut moralisatrice. Or par sa composition et sa gamme chromatique, c'est l'esprit des peintures orientalistes du 19ème précisément, dont Delacroix fut bon gré mal gré l'un des représentants, auquel on pense, tout aussi pour l'allure d'une odalisque couchée, qu'au fameux tableau Les femmes d'Alger - pour la présence d'un narguilé justement ! L'image usant des ressors explicites (se droguer affaiblit l'esprit, avilit l'être) et implicites (l'art vous l'avait bien dit !) prend fait et cause. Par extraction et mise en évidence de ce que suggère cette image, Sylvie Sauvageon rend lisible cette double relation.
On pourrait faire les mêmes lectures déboîtées du ring de boxe – renvoyant autant à une pratique populaire des combats, maintes fois photographiée et filmée, peinte entre autres par George Bellows (à moins qu'il ne s'agisse d'une allusion malicieuse de Duchamp, Comb at the box, 1916) –, d'une esplanade en terre battue ceinte de paillottes dans un paysage tropical en bordure d'un plan d'eau convoquant tout à la fois les souvenirs d'un comptoir colonial, les récits de Robinson Crusoé ou de Tarzan, et les vues exotiques de Gauguin, et encore du portrait d'un trappeur dans les contrées sauvages de l'ouest américain, d'un poste de station service, d'une laiterie au Danemark, d'une scène de boucherie, des portraits d'empereurs romains, etc., toutes contenant peu ou prou des références directes et indirectes à l'histoire et à l'histoire de l'art.
D'autres sujets, apparemment plus en relation avec l'idée de l'Histoire Naturelle de Buffon, se manifestent dans les reproductions dessinées de ces vignettes : zoologie, botanique, anatomie, technologie... mais, là encore ce sont les codes de représentation qui, par delà leurs simples dénotations, sont vraisemblablement pointés. Les têtes d'animaux y sont figurées comme le seraient des portraits ou des trophées et ne comportent pas de légendes permettant pour tous une identification certaine (on notera par ailleurs qu'ils sont étrangement signés J.C.), l'image intitulée La vue – Œil droit ouvert flottant sur un fond vert pâle, qui n'a visiblement aucune valeur scientifique, ne peut qu'être rapprochée de ce que Magritte développa dans ses réflexions sur La trahison des images, dévoiement que l'on retrouve encore dans les images Le Cœur et Le foie et les voies biliaires dont les figures retenues ne donnent à voir ces organes humains qu'au travers de facsimilés à usage pédagogique. Ainsi, n'est-ce pas la fonction réductrice et parfois même absurde de ces fausses vignettes aux savoirs universels qui est ici compilée et dont le clou semblerait être la reprise de la sculpture du David de Michel-Ange pour camper Le corps Humain – face antérieure, posture transposée ailleurs en écorché pour rendre visible la musculature humaine ?
Pourtant, si cette reprise naïve d'une forme artistique pour appuyer un domaine scientifique peut prêter à sourire, il ne faut pas oublier que les planches d'anatomie illustrant l'ouvrage de médecine de Vésale contenaient déjà ce principe d'une mise en scène des corps ouverts.
Si chaque dessin ici reproduit dans Histoire Naturelle recèle ses parts d'histoires, ses références plus ou moins lisibles, ses clins d'œil appuyés (la légende décalée « Biscottes Roties D'Or - N°17 » qui souligne la figure en pied d'un gendarme en bord de route) c'est dans les échos visuels et les interférences suscitées par un dispositif d'accrochage en pêle-mêle que se tisse sans doute plus encore le sens de ce catalogue. De l'équivalence visuelle qui s'opère entre l'architecture d'un observatoire et un casque de plongeur à la présence des trois David (deux fois celui du personnage de la mythologie grecque de l'artiste Florentin et celui de Crockett.)
Une image + une image c'est déjà une histoire, disait Godard pour exprimer a minima le mécanisme narratif du cinéma par le montage. Ici, on le comprendra aisément, la profusion et l'entrelacement des figures retrouvées, choisies et redessinées puis disposées en constellation qui composent Histoire Naturelle, en tisseront plusieurs, laissant aux hasards des contacts, des circulations de l'œil et de la mémoire du regardeur, la possibilité de combinaisons multiples et infinies. S'il s'agit d'histoires d'images simples - et certainement pas de simples histoires d'images car rien dans le processus de représentation ne saurait jamais être simple - le récit possible, probable et improbable, que propose ce dispositif est bien d'abord celui d'une histoire singulière, celle que Sylvie Sauvageon instaure en réactivant partiellement la valeur graphique et symbolique de ces petits chromos, qui ne sont eux-mêmes que les fragments d'autres narrations.
Rien, on le sait, n'est moins naturel que la représentation prise dans les codes explicites et implicites du langage. Brassant les catégories qui constituaient la logique initiale de ces collections de vignettes pour enfants, isolant quelques-unes d'entre elles pour son bon plaisir, Sylvie Sauvageon réalise simultanément deux opérations. L'une lève évidemment un morceau du voile sur les conjugaisons de signes permettant de construire un imaginaire intime, l'autre donne à voir et à comprendre au détour de quelques cas de figures ce qui, dans ce corpus apparemment anodin, relève pourtant d'une culture complexe des images, exsude de savantes saveurs enfouies qui, au-delà des genres, ont façonné et façonnent - sinon fascinent - très certainement encore toute l'esthétique contemporaine.