Sens dessus dessous
Sens dessus dessous - l'œil imagine
Entretien avec Chantal Scotton, 12 mars 2021
I. Le rapport au réel - Joyeux tumultes, espiègleries ou frayeurs et difformités monstrueuses
Le monde que tu nous offres, dessin après dessin, qu'il s'agisse de tes séries sur petits formats ou de tes dessins muraux, est un monde peuplé de créatures imaginaires d'une intense vivacité, fussent-elles pour certaines immobiles.
Humaines, animales, voire ambiguës, tes figures bouillonnent d'émotions ; au gré des forces qu'elles semblent traverser, leurs formes se dilatent, se resserrent, se disloquent etc.. Tour à tour absorbées dans leur propre énergie vitale et désinvoltes en regard du monde, ou au contraire désemparées, voire ahuries et yeux grands ouverts face à nous, face au monde.
Imaginaire oui mais pas fantaisiste ou encore moins abstraite, ces figures nous touchent directement, avec un trouble effet de reconnaissance.
Un regard d'ensemble, absorbé par les lignes sinueuses et la palette de couleurs, pourrait laisser émerger une impression joyeuse. Mais celle-ci est vite questionnée, prise en défaut. Dès lors que l'œil s'approche ce sont de fait, des expressions de stupeur, des scènes sens dessus dessous, voire chaotiques. Et pourtant dans ton œuvre le difforme, le dionysiaque, le fascinant, le stupéfiant, l'excès acquièrent comme un statut neutre. S'agit-il de les déceler au cœur de nos vies, saisir les manifestations fugaces de notre inconscient et de leur donner libre, pleine et visible vie ? Comment le réel intervient-il dans ta dynamique imaginaire ?
Le feu couve sous la cendre. Ce peut être une ombre passagère et fugace, un geste en suspens, un corps faisant irruption dans mon champ visuel, des scènes de la vie quotidienne qui viennent discrètement envahir ma mémoire. Je parle de « mon cinéma intérieur », lorsque l’imaginaire cherche au-delà du réel, là où je me raconte des histoires qui mettent en déroute le processus de pensée en mouvement, ces dérives imaginaires qui entremêlent le rêve et la réalité, le vécu et le ressenti et prennent forme plus tard dans le dessin. Je retrouve alors dans des jeux extravagants mes petits monstres familiers comme des amis.
II. Dérives et Soubresauts
Le titre que tu as choisi et trouvé très vite, pourrait donner le la à l'exposition. Il est devenu le titre de l'une des œuvres créées à l'occasion de cette exposition.
Dérives pour ces membres démesurés, disproportionnés mi-humains, mi-animaux dont on a l'impression qu'ils pourraient continuer à évoluer sous nos yeux, ou encore ces figures/figurants répétées virtuellement à l'infini ? et Soubresauts pour ces scènes tumultueuses, ces rebonds et remous - autant de secousses propres précisément à entretenir et relancer ces dérives ?
Dérives et soubresauts sont-ils deux mots - en l'occurrence deux types de mouvement - qui t'accompagnent depuis longtemps ?
Ils impliquent deux mouvements consécutifs, antagonistes et contradictoires de l’état des choses, de l’être et du monde, qui me hantent, des faits et gestes qui me préoccupent. Soubresauts des choses de la vie. Dérives de la pensée, comme un iceberg qui fond avant de disparaître.
Je présenterais dans l’exposition un dessin de 2004 faisant partie d’une série intitulée « Dérives ».
III. Narration versus Expression
De par leur force expressive, les figures qui peuplent ton œuvre ont l'envergure de véritables personnages, acteurs ou figurants, en solo ou en compagnie. Le réflexe pourrait être de leur associer une narration sous-jacente. Mais ne s'agit-il pas plutôt de mettre en scène toute une gamme d'expressions - colères, peurs, rires, sérieux et gravité ou plaisirs et souffrances etc. - telles de véritables machineries vivantes, imprévisibles, aux origines et destinations inassignables ?
Oui, j’aime beaucoup ce point de vue. Ce sont des petites narrations issues d’une imagination excessive liée à mes incertitudes. Je repense à cette phrase de Christian Dotremont : « La comédie humaine nulle part ».
IV. Le trait du dessin/l'atmosphère
Nul besoin de s'attarder longtemps devant tes dessins, pour réaliser combien d'une part tu as le sens de la composition, d'autre part tu sais jouer avec les perspectives ou les planéités. Mais tu sais également jouer d'un subtil équilibre entre formes figuratives et traitements 'atmosphériques'. On pourrait qualifier les espaces dans lesquels baignent tes figures d'atmosphère visuelle, aussi volatile qu'un gaz, infini et indéfini. Où vivent tes créatures ?
Dans la pensée au dessin qui advient. Je me laisse surprendre par cette magie qui fait apparaître avec obstination et ambiguïté ces créatures qui s’imposent, non sans une agréable légèreté.
V. Deux séries particulières :
Fixe, face, silence
Cette série qui peut être rapprochée des séries Passages, Faire face, mettant en scène des personnages seuls, vraiment seuls ou des solitudes en série si je puis dire, est cependant très particulière. Le traitement de l'espace en grisaille et points lumineux, envahit notre regard et, précisément, juste ne subsiste que le regard du personnage dont on devine peu à peu qq contours. De la vie si présente et active dans tes autres œuvres, ne reste ici que le signe du regard.
Les 3 mots fixe, face, silence sont nous dis-tu extraits du texte intitulé 'Bing' de Samuel Beckett. Si la récurrence des répétitions, aberrations, torpeurs, peuvent généralement rapprocher ton œuvre des atmosphères beckettiennes, le plus souvent l'énergie exprimée dans tes dessins s'en distingue. Par contre avec cette série le rapprochement apparaît plus pertinent.
Alors comment est née cette série si particulière où désolation et gravité prévalent ?
L’origine de ces dessins est liée à un geste simple et non artistique : c’était en 2010, un jour, j’ai essuyé un rouleau de peinture blanche sur un papier journal ouvert sur le sol de l’atelier. Comme je ne range rien, le lendemain, restaient ces feuilles étalées sur le sol. J’ai été attiré par la beauté des images recouvertes de ce voile blanc, comme du givre, l’éloge de la disparition; alors j’ai commencé à travailler sur des portraits photographiques découpés dans des quotidiens. Je les recouvre de gesso pour atténuer la présence du corps, puis j’en accentue les valeurs les plus sombres au crayon. C’est un travail d’une extrême acuité, un peu obsessionnel, le nez sur cette petite image, au plus près de la surface. Le portrait un peu spectral ré-émerge du dessin, le regard fixe est révélé, accentué par le graphite.
VI Les sculptures-peluches
Une autre série occupe me semble-t-il une place particulière, les sculptures-peluches.
Le graphite, l'aquarelle, la peinture, tous mediums que tu utilises dans tes dessins convoquent nos pensées et imaginaires et nous détachent de nos environnements, nos corps n'en subissant les effets qu'indirectement. Au contraire les sculptures, peluches enduites de peinture, de par leur tridimensionnalité bien sûr mais aussi par leur statut encore perceptible d'objet-jouet enfantin, nous ramènent à nos corporéités, à notre pesanteur. Non plus portés par les mouvements tumultueux et aberrants des dessins, nos regards deviennent plus graves face à ces petits êtres, le plus souvent en piètre posture. Il semblerait que tu les aies saisis des mains d'un enfant en train de les manipuler. L'objet transitionnel n'est plus malléable à souhait, figé au cœur de sa fonction en acte!
Comme pour Fixe, face silence, quand ton matériau est prélevé dans le réel, c'est pour le recouvrir et le figer … Manière d'explorer l'en-deçà des réalités apparentes en les dépouillant de leurs mouvements ? Alors qu'à l'inverse dans tes autres séries, le mouvement sens dessus dessous vient exploser les scènes quotidiennes ou autres situations de nos vies sociales, individuelles dont il ne reste ici que quelques traits ou un titre évocateur. Comme une tension dialectique ? voire un dilemme quant à la figuration ?
Me voici troublé par cette question, car il est vrai que mon histoire artistique, c’est l’apparition / disparition.
Ne serait-ce pas cette oscillation entre mouvements opposés, comme dérives et soubresauts ?
Une volte-face comme dans les « Recouvrements » des années 90 qui étaient un questionnement sur la disparition de la figure par enfouissement ?
De même, les peluches sont recouvertes du même blanc neutre que celui des murs des salles d’exposition, peinture qui les fige dans une narration incongrue et burlesque.
VII - Les yeux
Quels que soient tes personnages, dessins ou peluches, leurs yeux, 2 petites sphères noires, se détachent et semblent irriguer de leur énergie tout le dessin, littéralement ils l'animent. Mais c'est aussi par eux que l'adresse au spectateur s'effectue, et ce que le personnage nous regarde ou pas. C'est par eux que l'imaginaire déployé vient nous interpeller en tant que forces et désirs réellement vécus, effectifs.
Comment, à quel moment la figuration du regard intervient-elle dans tes processus de travail ?
Dès qu’un personnage, une figure, émerge du dessin dans la narration, à ce moment-là les jeux de regard tissent une géométrie spatiale.
VIII - Les titres / la littérature
Tu accordes beaucoup d'attention aux titres, ceux-ci ajoutent à la réception du dessin comme le ferait une synthèse saisissant en un raccourci l'enjeu essentiel.
Ils dénotent un intérêt pour la création littéraire, poétique ?
Le titre permet de parler d’un dessin en son absence. Il n’explique pas le dessin, il l’accompagne. C’est un travail de petite écriture que j’aime bien ; je note sur des carnets épars des expressions, des pensées hâtives et fugaces, qui me viennent à l’esprit lorsque mon esprit divague… Ce peut-être des bribes de conversations, des morceaux de musique, et aussi effectivement des mots « volés » à mes lectures. Voici quelques exemples de mes emprunts au fil du temps: Charles Bukowski pour « Le moineau écarlate », Witold Gombrowicz « La réalité serait-elle dans son essence obsessionnelle », Ornette Coleman « Broken shadows », Arthur Rimbaud « Fantôme des monts », Louis-Ferdinand Céline « La peau sur la table », Luc Ferrari « Rencontres fortuites »...
IX - L'immensité du dessin mural à la 'simple' poudre de graphite
L'œuvre murale fait place à la très grande dimension mais aussi au seul usage du graphite : traits et aplats estompés, surfaces blanches ou presque. L'adresse au spectateur s'en trouve ainsi adoucie et en même temps plus prégnante.
Le graphite, le blanc, le gris estompé donnent naissance à une figuration plus évanescente, nuageuse, à des expressions, personnages fantomatiques qui persistent silencieusement (là où dans tes dessins colorés sur papier on peut facilement entendre des concerts de toute sorte). Cette absence de couleur est-elle pour toi une manière de travailler encore plus la perception d'infini et d'atemporalité ?
Oui, la couleur grise fait référence aux films en noir et blanc de mon enfance, mais aussi aux rêves, à la nostalgie du temps passé. Celle du temps suspendu, illusoire. La poudre de graphite est tellement légère, semblable à de la cendre, seuls des petits grains s’accrochent au mur, il suffit de trois fois rien pour que le dessin apparaisse comme dans un souffle léger.
Avec cette envergure - celle de l'aire centrale de l'espace d'exposition - soit approximativement une circonférence de 12 m de diamètre - on peut dire qu'il s'agit d'une création d'espace où le travail d'imagination se fait aussi par le corps, et d'ailleurs tu as d'emblée choisi de travailler à échelle d'homme.
Je sais que tu fais des croquis préparatoires mais peux-tu nous dire comment appréhendes-tu, physiquement et imaginairement un lieu ? ce lieu en particulier ?
C’est la première fois que cela m’arrive de réaliser à nouveau un dessin mural dans un même lieu. Il me plait à penser qu’il se trouve là, caché sous les couches de peinture blanche de ce grand mur. C’était il y a 20 ans, le 12 septembre 2001. Son titre : « Poussières ». D’où mon idée de développer cette fois-ci un dessin à hauteur des yeux jouant des pleins et des vides de l’architecture, dans un long continuum graphique incluant un horizon incertain et décalé, et invitant le regardeur à une balade « Entre ciel et terre ».