Entretien avec Néon
Entretien avec Jongyeon Park et Julie Rodriguez-Malti, Néon, 2017
Dans le cadre de l'exposition Hors-les-Murs de Néon, en Résonance avec la Biennale de Lyon
Néon (ici Jongyeon Park et Julie Rodriguez-Malti) : Nous nous demandons comment traduire cette réponse que tu donnes à Cindy Tereba en 2012 : « As an artist I wish to express my opinions and unsuccessful attempts to change the society in which we live. » ?
Damir Radović : « En tant qu’artiste, je tiens à exprimer mes opinions et mes infructueuses tentatives pour changer la vie de la société dans laquelle nous vivons. »
Personnellement, je ne peux pas modifier le cours des choses, seulement donner aux gens une petite dose d’humour cynique à la croisée des chemins. En tant qu’acteur de ce monde ennuyeux à vivre, je tente de soulager ce chaos avec ma contribution.
Néon : Quel rapport as-tu à la notion de cynisme ? Es-tu plus proche de la désinvolture de Diogène1, ou de la frustration et désillusion que revêt la définition contemporaine2 ?
Damir Radović : Je suis plus proche de la pensée Dada3 ou situationniste4 et de son manifeste. Dans le sens où l’impasse ouvre la voie de l’imaginaire, et me permet d’aller au cœur d’une forme, de mettre en place des situations.
Néon : Au regard de ta série « No More… » ainsi qu’à la lecture de « Un nouveau barbare », 2002, de Dean Inkster, nous nous demandons quelle est ta conception du Temps ? Est-ce pour toi un mouvement circulaire sans fin, un perpétuel recommencement à zéro, ou encore autre chose ?
Damir Radović : Oui le temps est une spirale, un mouvement circulaire sans fin.
J’utilise souvent cette image dans mon processus de travail. La boucle, le cycle est fondamental pour moi comme la notion d’histoire, car l’humain a une fâcheuse tendance à oublier ou à effacer certains moments importants. Les joies et les horreurs tournent en boucle depuis des millénaires, non ?
L’amnésie lacunaire est contrôlée par les pouvoirs, depuis toujours. Il y a des évènements historiques, artistiques, géopolitiques… que l’on nous enveloppe dans des paquets politiquement très corrects, cela arrange certaines puissances contemporaines, et un peu moins les autres. Étrangement ces faits deviennent invisibles, inexistants ou peu importants et nous deviendrions amnésiques malgré nous. C’est pour cette raison, à mon sens, que la spirale ou la boucle existe encore car nous n’arrivons pas à la briser et nous subissons cette amnésie lacunaire pour répéter les mêmes circonstances sans réfléchir, et à l’infini.
Néon : Naomi Hening, dans son texte en 2011, semble intituler la série « No more, on more », est ce-que le titre de la série a changé depuis, ou est-ce une autre pièce ?
Damir Radović : Oui et non, il a juste évolué. Il se transforme et grandit un peu plus pour s’ajuster au présent, à l’actualité.
Néon : Naomi Hening évoque aussi l’élégie, il est vrai que l’on peut voir dans cette pièce une forme poétique, est-ce ton intention ?
Damir Radović : L’élégie en grec veut dire chant de mort. No more death ? La réponse est là.
La poésie dans cette pièce vient avec les répétions des phrases et l’absence de sens ou le non sens devient important.
Les poèmes dédiés par Hugo à sa fille chérie Léopoldine en sont un exemple émouvant. « Demain, dès l’aube » est un titre que j’ai donné à l’une de mes expositions.
Néon : Dans la définition d’élégie, il y a effectivement cette volonté de représenter une palette des émotions du deuil. Est-ce ta volonté ici ?
Damir Radović : Oui bien sûr, pas uniquement dans cette pièce ! Si par exemple l’artiste Sophie Calle transforme son deuil en art, pour ma part j’utilise toujours mon deuil dans un but précis afin de le surpasser et d’en tirer une émotion plutôt positive. L’art de savoir dire adieu…
Néon : Nous sommes complètement d’accord avec l’idée que les phrases (aux allures de slogans inachevés) peuvent « nous faire balancer entre quelque chose de perdu et la prophétie d’un futur événement » et avec cette autre idée que le statut des objets et des messages nous laisse dans un véritable flou d’interprétation, pour notre plus grand bonheur ou déplaisir intellectuel… En revanche, nous avons du mal à comprendre la notion de « blind spot (angle mort) » qu’utilise encore Naomi Hening. Peux-tu nous préciser cette idée ?
Damir Radović : C’était le titre pour une exposition à Berlin. Angle mort ou Point faible.
Angle mort est la présence dans l’œil du point aveugle qui empêche de voir un objet sous un certain angle étroit si l’on n’utilise qu’un seul œil. Cette défaillance n’apparaît pas si les deux yeux sont dirigés vers cet objet, car l’un compense l’autre. D’où la nécessité de bien regarder avant d’aborder une situation à risque. Ce qui signifie que je pointe sur vous quelque chose à regarder des deux yeux bien ouverts !
Néon : Dans la liste que tu nous as envoyée et dans laquelle il y a environ 100 phrases (tu nous demandes d’ailleurs de choisir les 10 que nous présenterons à Néon, une sorte de privilège curatorial !), tu dates la pièce de 2017. Est-ce que cela signifie que cette pièce ne cesse de s’actualiser ? Quand as-tu commencé cette série ?
Damir Radović : Oui, la liste ne cesse pas de croître. J’ai commencé en 2007-2008 à Hiroshima.
Néon : Nous avons dégagé plusieurs thèmes : société, politique, écologie, technologie, histoire, vie quotidienne ou sentiment. Es-tu d’accord avec ces intitulés ? Il y a aussi des blagues ou des métaphores. Comment as-tu construit au fil du temps cette série ?
Damir Radović : L’artiste, pour nourrir son œuvre, doit s’intéresser à différents sujets, alors ces thèmes qui sont très chers à ma recherche ont effectivement construit cette série. Je pioche dans mon quotidien, dans mes voyages…
Néon : Peux-tu nous rappeler l’origine de cette pièce ?
Damir Radović : En 2008, j’ai participé à une résidence à Hiroshima organisée par l'École des Beaux-Arts de Lyon et l’artiste Yukinoro Yanagi. Pour l’exposition qui la clôturait, j’avais présenté cette pièce Blind spot, accompagnée d’une performance filmée dans une rue de la ville. La phrase « No more Hiroshima » apparaît dans le film de Alain Renais, Hiroshima mon amour. Dans une vague idée de préparer mon voyage, j’avais regardé ce film, en réalité cela a été un déclic.
Néon : À propos du flou d’interprétation, cette impossibilité d’avoir une idée claire de la situation dans laquelle tu mets le lecteur-spectateur de « No More… », nous pouvons voir la métaphore de ce qui est commun aux hommes, dans le sens où chacun peut se saisir de tes propositions pour projeter sa propre vision du monde, est-ce là ta volonté ?
Damir Radović : Oui le lecteur–spectateur doit sentir un doute. Est-ce que c’est une question ou une affirmation ? Pour cette raison, je ne mets jamais de ponctuation à la fin de ces phrases. C’est au spectateur de se faire sa propre opinion.
Néon : Nous percevons dans cette série l’expression d’un mécontentement, d’une lutte. On aimerait comprendre quelle oppression tu combats ? Quelle utopie recherches-tu ?
Damir Radović : La transmission de la mémoire est très importante. J’utilise la mémoire collective du cinéma, de la littérature, de l’histoire, de la géographie… Ce sont les données du réel. Je cherche un acte de manifestation permanente, une façon pour moi de lutter au quotidien contre l’amnésie lacunaire, en invitant à la réflexion.
Philippe Artières dans son livre La Banderole. Histoire d’un objet politique explique comment la banderole devient un objet de pouvoir, d’ordre et de désordre et comment elle réifie, objet mémoriel et scientifique.
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— 1.
Le cynisme est une attitude face à la vie provenant d’une école philosophique de la Grèce antique, fondée par Antisthène, et connue principalement pour les propos et les actions spectaculaires de son disciple le plus célèbre, Diogène de Sinope (Sinope v. 413 – Corinthe, v. 327 av. J.-C.). Cette école a tenté un renversement des valeurs dominantes du moment, enseignant la désinvolture et l’humilité aux grands et aux puissants de la Grèce antique. Radicalement matérialistes et anticonformistes, les cyniques, et à leur tête Diogène, proposaient une autre pratique de la philosophie et de la vie en général, subversive et jubilatoire.
La masse d’anecdotes légendaires sur Diogène de Sinope montre que le personnage a profondément marqué les Athéniens. Il vivait dehors, dans le dénuement, vêtu d’un simple manteau, muni d’un bâton, d’une besace et d’une écuelle. Dénonçant l’artifice des conventions sociales, il préconisait en effet une vie simple, plus proche de la nature, et se contentait d’une jarre pour dormir. Il avait l’art de l’invective et de la parole mordante. Il semble qu’il ne se privait pas de critiquer ouvertement les grands hommes et les autres philosophes de son temps (parmi lesquels Platon). Les apostrophes les plus connues qui lui sont attribuées sont : « Je cherche un homme » – phrase qu’il répétait en parcourant la ville avec sa lanterne – et « Ôte-toi de mon Soleil », réponse au roi de Macédoine, Alexandre, qui était venu lui demander s’il avait besoin de quoi que ce soit. (Source : Wikipedia) -
— 2.
Au sens contemporain, le cynisme est une attitude ou un état d’esprit caractérisé par une faible confiance dans les motifs ou les justifications apparentes d’autrui, ou un manque de foi ou d’espoir dans l’humanité. Il est parfois considéré comme une forme de lassitude, mais aussi comme un mode de critique ou de scepticisme réaliste.
Le cynique (contemporain) type ne fait pas confiance à l’éthique publiquement professée, ni aux valeurs morales consensuelles, tout spécialement lorsqu’il porte en lui de hautes attentes concernant la société, les institutions et les autorités, qui restent déçues.
Cet état d’esprit se manifeste comme le résultat de la frustration, de la désillusion, et d’une confiance faible ou inexistante envers les organisations, autorités et d’autres aspects de la société. (Source : Wikipedia) -
— 3.
Dada fut un mouvement artistique formé au début du XXe siècle à Zurich en réaction aux horreurs et à la folie de la première guerre mondiale. L’art et la poésie produits par les artistes dadaïstes sont souvent de nature satirique et absurde. Ils sentaient que la guerre remettait en question tous les aspects d’une société, incapable ni d’émerger, ni de se prolonger, y compris dans son art. Leur but était de détruire les valeurs traditionnelles et de créer un nouvel art pour remplacer l’ancien.
Comme l’écrivait plus tard l’artiste Hans Arp : « Révoltés par la boucherie de la guerre de 14, nous nous sommes consacrés à l’art à Zurich. Pendant que les canons grondaient au loin, nous avons chanté, peint, fait des collages et écrit des poèmes de toutes nos forces ».
Le fondateur de Dada était un écrivain, Hugo Ball. En 1916, il créa une boîte de nuit satirique (aussi résidence artistique et atelier collectif) à Zurich, le Cabaret Voltaire, et une revue qui, écrit Ball, « portera le nom de "Dada". Dada, Dada, Dada, Dada. » C’était la première de nombreuses publications Dada. Dada est devenu un mouvement international et a finalement formé la base du surréalisme à Paris après la guerre. Hans Arp, Marcel Duchamp, Francis Picabia et Kurt Schwitters sont parmi les principaux artistes associés. (Source : Tate, UK) -
— 4.
Dans les années 1960 et 1970, partout dans le monde, des révoltes éclatent contre l’emprise grandissante de la marchandise et de l’État sur tous les aspects de la vie. Les situationnistes ont contribué à forger les outils critiques de ce soulèvement généralisé, aux côtés d’intellectuels et de groupuscules influencés par le marxisme et l’anarchisme. Mais à la différence de ces derniers, ils ne venaient pas tant du mouvement ouvrier que des avant-gardes artistiques du XXe siècle : Dada, le surréalisme, le lettrisme. Artistes en rupture de ban, mi-rebelles mi-voyous, les situationnistes s’étaient réunis sur la base d’un programme radical : le refus des conditions de vie faites à l’homme moderne, aussi bien dans les sociétés capitalistes avancées que dans les régimes dits communistes, et la volonté d’expérimenter de nouvelles formes d’existence et de communauté en rupture avec l’ordre établi. (Source : L’échappée éditions, à propos de Le Mouvement situationniste, Une histoire intellectuelle, Patrick Marcolini, 2013.)