En route vers le PARADIS
En route vers le PARADIS
Par Marie-Claire Sellier, 2020
Au bout du chemin, tel un mirage, apparaît un phénomène étrange. Dans une sorte de cabine, la surprise est totale : un morceau de ciel de couleurs douces et réalistes est enfermé, créant une sorte de réplique d'un temps suspendu. Quoi de mieux que de figurer un instant, un fragment temporel pour évoquer l'éternité par rapport à la course des jours et des saisons, à symboliser l'évolution, l'irrépressible fuite du temps et introduire à la conscience d'être au monde. Cet instant précis, impossible à retenir dans la nature, se trouve transfiguré par le geste d'un artiste au cours d'une promenade. Au détour d'un dispositif fonctionnant de jour comme de nuit, constitué d'une sorte de cabine, lieu interlope de station pour voyageur à l'architecture sans qualité, la peinture de nuée flamboyante se déploie sur le mur du fond. De grandes dimensions, sa surface confirme l'intention de la mise en œuvre. Par une belle journée au climat changeant, le promeneur a déjà pu apprécier le paysage, le ciel, les massifs et les arbres, contempler les nuages et semble satisfait de se trouver là. Comme par inadvertance, l'incongruité de cette installation en pleine nature redouble l'idée d'une intention, fait écho à quelque chose qui semble trop connu parce que déjà vu. On a tous cédé au romantisme du coucher ou du lever du soleil, espérant voir dans les évolutions plus ou moins colorées les prémisses d'un jour à venir meilleur. Mais pourquoi cela ? Etonné, il s'interroge, commence à comparer les éléments qui l'environnent à ceux de la peinture emprisonnée dans cet habitacle. Drôle d'histoire. Plus il voit, plus il regarde. Ce n'est pas une question de motif, de savoir reproduire la nature, mais il perçoit dans le projet artistique un enjeu plus ambitieux. Cela lui pose des questions. Cela concerne ce qu'il s'énonçait pour lui–même lors de la ballade, ses souvenirs, cela le force à mieux voir, à insister dans un système comparatif. D'abord l'incongruité du lieu, ce n'est pas banal de voir de la peinture en pleine nature. Encore moins comme un prélèvement infime du ciel alors qu'il est dans un paysage immense, c'est un moment particulier dans la course du temps.
Avant la confrontation, au contraire des lieux d'expositions habituels, l'œuvre semble attendre l'instant T pour rejouer l'idéal du même moment. La peinture opère son travail. Ce n'est plus l'œil qui voit mais tout est regardé maintenant car l'artiste l'a alerté sur un réel redoublé en prenant le risque d'être dépassé par le mystère fastueux du rougeoiement céleste. Il se demande quand le peintre a vu cette lumière ? Coucher ou lever du jour ? En quelle saison ? La seule piste retenue est que ça doit servir à ça un artiste : à montrer, à pointer le réel dans le réel pour celui qui accorde un temps de regard.
Le promeneur serait satisfait de savoir si la peinture évoque le crépuscule, moment précédent la bascule dans la nuit, où tout devient sombre comme les ténèbres. Pourtant, Il opterait plutôt pour l'espoir d'un jour meilleur, de l'aube donc. Comment peut-on décider de représenter un moment qui chaque jour se reproduit différemment, ne peut s'arrêter, se figer dans un instant éternel si ce n'est pour nous préciser à chaque moment la conscience de la course folle du temps. Les Impressionnistes déjà pointaient la fragilité de la ressemblance vraie de la luminosité, faisant fi d'un moment meilleur pour le peintre accordant à la pluralité des séries l'hypothèse du réel saisi.
En peignant ciel et nuages, en concrétisant en une représentation pleine de couleurs un moment capté dans sa fulgurance, Johann Rivat produit la transmutation d'un espace de vide, d'une immatérialité, de l'impalpable solide en un objet pictural ou un écran pour notre réflexion, avec des qualités formelles qu'il reste à apprécier, à évaluer. De cette masse gazeuse, l'artiste pose des couleurs travaillées, cherchant le point d'équilibre entre la représentation et l'ambition picturale par le geste et la manière, maintenant l'identification du sujet pour approcher au plus près des questions afférentes à la peinture. La peinture doit toujours sortir victorieuse du sujet, sinon elle tombe dans l'illustration. Des dépôts de matière proposent un réel créé avec l'intention de nous désigner cette forfaiture. Pas facile d'égaler ce phénomène atmosphérique si séduisant pour proposer une forme plus dense encore dans sa représentation. Impalpables sont les nuées et transparente doit se faire l'élaboration de la toile. Plus que l'étrangeté d'en appeler à un phénomène quotidiennement bouleversant, chaque jour renouvelé, la peinture, elle, procure la magie de solliciter à chaque fois qu'on la reverra, de ressusciter l'accroche d'une émotion enfouie. On se souviendra du questionnement métaphysique même lorsque l'artiste l'a rendu éternel. Presque la puissance d'une vanité puisque l'art fait une piqure de rappel quant au plaisir du regard par rapport à la gravité de la conscience de notre présence sur terre. Quoi de plus léger que de peindre des nuages, un ciel serein pour nous embarquer vers ce qui nous échappe à chaque instant : la vie.
Mais afin de rendre la pertinence de la picturalité plus complexe encore, l'artiste n'a pas hésité à surmonter l'étrange édicule (même pas architectural) d'une inscription faite de lettres de néons colorés portant le titre évocateur : Paradiso. Instance bien éclairante. Avec tout cela, des éléments signifiants constituent une position radicale mais jouant des effets plastiques. Une peinture de ciel dans un registre « presqu'académique », s'appuyant sur la maîtrise du geste et l'habileté des moyens plastiques et ce qui pourrait faire nom de baraque foraine en lettres typographiques de lumière artificielle et clinquante. La fausse joie de l'enseigne attire, nomme, fait entrer dans une dialectique, oppose et constitue pourtant un dispositif contemporain laissant le spectateur dans l'impossibilité de choisir entre culture et nature puisque cela rend l'œuvre visible à tous les moments de la journée, n'en choisissant de préférence aucun et invitant à la rencontre. Sans privilégier l'instant de la visite, l'installation insiste sur la cohabitation de la technique picturale et la technologie. Moderne. Un petit bastringue au milieu de nulle part trouble la promenade bucolique. Quelle drôle d'idée d'enfermer un morceau de ciel comme une ampoule de sérénité précieuse, proposition conservatrice d'une catastrophe imminente.
Une fois les divers éléments de l'œuvre posés, constituant une proposition formelle, il faut reconnaître à l'œuvre la capacité d'ouvrir son propre espace dépassant les attendus d'un art contemporain normé, ne serait ce par l'incongruité du lieu. Représenter un ciel dans un paysage naturel sollicite l'évaluation des qualités formelles. Y-aurait-il une augmentation produite par le traitement pictural, un surgissement du sujet dépassant le motif, la luminosité se produit-elle ? En un mot est-ce que le réel de la peinture vient souffrir la confrontation avec le flux nuageux, la transparence de l'atmosphère dans ce cadre bucolique. Bref est-ce que cette tentative artistique n'est que gageure par rapport à l'ambition folle de rivaliser avec le réel du paysage, a fortiori avec ce qui nous dépasse, c'est à dire le ciel. En sortant du cadre institutionnel muséal, la peinture de la nature se soumet au challenge avant-gardiste pour accepter d'être un nouveau réel auprès d'un réel. Longtemps, le paysage servait de cadre à des scènes champêtres et cela jusqu'à se suffire à être un fond de tableau et lorsque les Impressionnistes après les peintres de Barbizon et plus encore Claude le Lorrain, premier peintre à regarder le soleil en face. Avec Paradiso, la peinture est le fragment abstrait du tout, un prélèvement suffisant à faire sujet de peinture. Même si cela figure, on n'est pas loin de l'abstraction lyrique par l'attachement à s'affranchir de la fidélité pour poser les termes picturaux intrinsèques au support et à la matière.
Pourtant il ne faut pas isoler, séparer les différents éléments de ce dispositif, les faisant exprimer au plus loin de leur registre respectif l'attrait des couleurs comme de la lumière contenue, non plus que le petit édifice participe à ce tout comme une unicité de lieu. Parfois le reflet des nuages dans les vitres joue avec ceux représentés, augmentant le trouble de la vision pour entrouvrir une réflexion qui s'annonce. En créant une rupture dans un contexte déterminé par une occurrence culturelle, Johann Rivat se confronte avec les attendus de l'art. Il vient provoquer l'exigence d'une représentation, de son œuvre picturale dans un contexte qui existe déjà sans son intervention. Le réel de son dispositif ne peut se résigner à être en dessous du paysage mais doit accéder à une équivalence dans les qualités d'un regard investi.
Face à une Œuvre d'art, quelle que soit la proposition, plus elle inscrit du temps au delà de l'instant de sa rencontre, plus elle est. En ceci, elle n'est pas loin des propositions duchampiennes. Et cela en se souvenant de l'ampoule « Air de Paris » et dans sa célèbre sentence : « c'est le regardeur qui fait le tableau ». L'œuvre n'existera que parce que le spectateur la considère comme un champ actif de questions afin d'établir sa pertinence dans ce qu'elle est et aussi pour ce qu'elle évoque. Umberto Eco poursuit en ce sens dans « L'œuvre ouverte » et développe la nécessité de construire la rencontre avec l'élaboration d'une lecture à partir des signes qui la constituent. Plus riches seront leurs combinaisons interprétatives, plus elle échappera à un sort d'une image au sens univoque. Les résonances intimes précisent l'au-delà du message premier. Là est la différence entre une œuvre d'art et une image de communication exigeant d'instituer la multiplicité des lectures possibles qualitatives, refluant alors toute confusion médiatique en déterminant sa densité. Un va-et-vient ininterrompu entre le perçu immédiat, le plaisir de l'œil et ensuite l'apparition de considérations intimes, du savoir, voire de l'érudition. Tout cela s'enchaîne et partage les différentes évaluations qui nourrissent la perception. Dans le questionnement rebondissant à partir de diverses réponses et laissant place à l'interprétation, on peut apercevoir fugitivement des idées et déterminer sa portée dans l'inscription artistique du contemporain. Voilà bien ce qui assaille le passant découvrant Paradiso de Johann Rivat au coin du chemin, car voir tient de l'expérience.