Entretien avec Françoise Lonardoni et Sylvianne Lathuilière
Entretien avec Maïté Marra
Par Françoise Lonardoni, responsable du service des publics et Sylvianne Lathuilière, chargée de programmation culturelle, Musée d'art contemporain de Lyon, 2018
— Comment ce projet de film s’est-il construit ?
L'idée du film, son sujet, faisaient partie des idées que je portais en moi au moment de la proposition de résidence au musée d'art contemporain. Si j'ai choisi de réaliser ce film, c'est en partie dû au lieu, le musée, qui était alors en pleins travaux entre deux expositions. Mon intention était d'inscrire le réel dans l'art. Comment faire de l'art avec la réalité. En quoi la réalité nourrit-elle l'art ? En quoi la réalité est-elle de l'art ? »
— Vous avez tourné dans les espaces du musée en montage, ainsi qu’à l’Herbier de l’Université Lyon 1. Qu’est-ce qui a présidé au choix des lieux de tournage ?
Ces lieux ont en commun d'être des lieux de collection, d'archivage, des lieux de mémoire, d'exposition et de diffusion.
Les salles d’exposition du musée étaient en démolition pour construire de nouveaux espaces. Le désordre, le tout divisé en parties multiples et inégales, les passages entre les parties, tout ceci se prêtait parfaitement à ce que je voulais exprimer, c'est-à-dire la notion de déconstruction/reconstruction. L'Herbier est un lieu splendide, par ses lignes et perspectives. L'association des deux espaces est aussi très visuelle, jouant à la fois sur l’opposition et la complémentarité : un lieu vide, presque inerte et un autre plein et actif.
Je désirais déconstruire et reconstruire des situations réelles afin de les rendre, sinon compréhensibles, du moins accessibles. Cette notion de construction apparaît aussi avec l'objet-fruit, cette maquette pédagogique de cerise conservée par l’Herbier.
— Pouvez-vous nous parler de la place du texte dans le film ?
Le film est fondé sur un témoignage. Une personne, mon personnage, a subi des agressions dans le cadre de son travail de soignant en hôpital psychiatrique. De ce récit, je fais un film qui n’est ni une fiction ni un documentaire. Comme je suis dans l’incapacité d’imaginer la violence subie par ce corps, les mots sont mon seul moyen. Quand le personnage dit les mots, à la suite de la personne qui a vécu réellement l'agression, il y a une violence dont je suis incapable de restituer l'ampleur par l’image. Je tenais à la présence du réel dans mon film et le seul moyen, puisque je ne peux pas reconstituer la violence qui a existé, ce sont les mots, le texte. Un texte froid, austère, sans atours, presque neutre et sans tonalité pour que seuls les mots, leur capacité à produire du sens sans être dénaturés, soient audibles. Les mots sont ici le réel qui subsiste.
— La bande-son du film est une création en soi. Comment avez-vous pensé ce traitement du son ?
J'avais envie d'une bande sonore, d'une musique façonnée par un piano préparé et je connaissais le goût d'Elvira Falque pour cette pratique. Nous avons expérimenté ensemble à partir des images et de références musicales, dont Bach. Elvira me faisait des propositions que je montais avec les images et ensuite elle enrichissait son travail en me proposant des variations, des ajouts, comme par exemple les chuchotements. Ce fut une véritable exploration de l'anatomie de l’instrument, afin de produire des sons inattendus. C'est une création à la fois musicale et sonore, et elle interagit avec l'image et même avec le montage du film.
— Comment se situe ce film dans votre travail ?
Je m'intéresse au corps et aux pouvoirs qui s'exercent sur lui à partir d'origines diverses.
Nous sommes dans une époque où nous pensons que notre corps nous appartient. En fait, notre corps, individuellement et collectivement, est un enjeu de divers pouvoirs. On nous enjoint d'en prendre soin, il ne faut pas fumer, pas boire. On nous enjoint de le contrôler afin de ne pas sentir mauvais par exemple. Aussi on cherche à le réparer et l'améliorer par l'ajout de prothèses. On l'expose afin de vendre, on le normalise en le comparant avec des mannequins filiformes… On le maltraite, on l'exécute, on le « brevète ».
Dans le film, le personnage est dépossédé de son corps. Dépossédé parce que son corps devient pour son agresseur un objet sur lequel exercer une violence. Dépossédé aussi par l'institution car pour elle son corps n'existe pas, il est dénié dans toutes ses dimensions physiques et symboliques. Si l'on s'en tient à l'interprétation qui est donnée de l'agression, le corps n'existe plus que comme forme et volume abstraits qui emplissent une blouse blanche de soignant.